Ca tangue.
Les journées professionnelles de formation de l’ANDML qui se tenaient cette année à Marseille, les jeudi et vendredi 9 et 10 juin, ont réuni environ 250 personnes, pour la plupart et logiquement des directeurs-trices et quelques administrateurs, un cabinet de consultants, Amnyos, étant en charge de l’animation de ces deux jours. Tentons en deux temps un retour en assumant qu’il soit partiel (ne pouvant assister à tous les ateliers) et partial (à partir d’un point de vue). Ce qui n’est ni partiel, ni partial par contre, est que le jeudi soir l’ANDML – qui, décidément, raffole de « La croisière s’amuse » – avait réservé un bateau pour dîner dans les calanques. Cornéliens, nous partîmes donc deux cents mais, en arrivant au port, trois heures après et sans sardine pour empêcher le débarquement, un bon dixième des effectifs présentait un profil moins proche de celui d’heureux congressistes iodés que des victimes autopsiées de Grey’s Anatomy. La faute à une mer quelque peu agitée et à des moussaillons insuffisamment rôdés. Ca fera des souvenirs.
Vote.
Ces deux journées avaient été précédées par l’administration interne de l’ANDML avec, en particulier, une intervention de Jean-Marie Terrien (1), premier président et fondateur de l’ANDML, et l’élection des nouveaux administrateurs. Toutes les régions sont représentées, hormis Poitou-Charente, et généralement par deux directeurs. Belle représentativité.
Producteurs de normes.
Pas facile, soit dit en passant, pour ces sympathiques consultants d’Amnyos de présenter, d’ouvrir les débats, de synthétiser… a fortiori lorsque les intervenants sont de qualité comme, le premier jour, Alain Faure et, en conclusion du second jour, Vincent Merle. Nous y reviendrons. Pourquoi est-ce difficile ? Parce que le discours du consultant s’autorise très rarement les écarts, les saillies, les excès, sinon par le trait d’un humour maîtrisé dont l’objectif est moins d’attirer l’attention sur une question ou un problème que de créer ou maintenir un climat de complicité qui tienne à distance la tentation de l’interpellation critique, qui se défie de la « déconstruction » du chercheur considérée par celui-ci comme préalable épistémologique à une reconstruction. Discours et rôle du consultant évoquent cet « art moyen », dont parlait Pierre Bourdieu au sujet de la photographie. Consulté, le consultant consulte et cherche par le consensus à être écouté du maximum (2) ; il se défie des marges et est aimanté par un centre caractérisé, en politique comme ailleurs, par le mou, le lisse, le plat. Cette quête consensuelle obstinée fait honnir du consultant la radicalité… dont l’étymologie est « racine ». La radicalité dans le débat est bien plus assimilée au risque (« partir en live ») qu’à la production de connaissances, l’heuristique : pour séduire (du latin sedire signifiant « tromper ») au maximum, le consultant est ainsi condamné à l’écume des mots ; il est un promoteur du signifiant et un surfeur du sens ; il n’atteint pas les « paliers en profondeur » dont parlait Gurvitch. Non qu’il n’en soit pas capable, nombre de consultants accumulant des diplômes et une expérience qui valent largement ce que l’on peut trouver dans la cité savante, mais le rôle du consultant est intrinsèquement marqué, pénétré et conditionné pourrait-on dire, par le normatif. Le consultant avance droit et à petits pas lorsqu’il faudrait parfois faire un pas de côté et franchir des frontières avec des bottes de sept lieues transdisciplinaires et indisciplinées. De la complexité, le consultant a parfaitement retenu un précepte : les conditions d’atteinte des objectifs comptent tout autant que l’atteinte de ces derniers. Aussi met-il en place, soigneusement, les modalités pédagogiques d’émergence des « bonnes » – selon ce qu’il a prévu et qu’il a compris de la commande institutionnelle – solutions. Lors de ces journées, l’exemple nous fût donné à l’occasion d’un atelier, « Le projet associatif, support de négociation avec les financeurs ou feuille de route de la gouvernance locale ? » au cours duquel on pouvait désespérer de débattre de ce PAS sans qu’une définition en ait été proposée, et de la synthèse de tous les ateliers que l’on peut résumer à… « Le projet associatif, alpha et oméga ». La montagne, l’accouchement et la souris. Le paradoxe du consultant est qu’il est un expert, ce qui lui confère la légitimité d’être là, mais qu’il doit taire son expertise, par définition affutée, pointue, pour satisfaire le plus grand nombre. Le consultant ne déconstruit pas : quoiqu’il occupe l’espace de discours (souvent avec un débit rapide), il dit au départ peu de choses, en tout cas surtout pas celles qui clivent, pour parvenir à la fin à ce dans quoi chacun peut, sinon se retrouver, du moins retrouver quelque chose auquel il croit. Qui serait contre un projet associatif de structure qui soit à la fois un outil de négociation (le consultant évitera de parler de « dialectique »… trop marquée) et un document de référence pour la communauté professionnelle (que l’on toilettera en volapük néo-managérial « feuille de route de la gouvernance locale » – 3) ? Autrement dit, le consultant – et il s’agit bien ici d’une critique du rôle et non des acteurs qui ont endossé celui-ci – est un producteur de normes bien plus que de sens et, derrière l’apparente neutralité, on trouve le discours dominant qui, lui, soyons-en assurés, n’est pas neutre.
Benchmark.
Qu’on le veuille ou non, que l’on rétorque avec la réfutation des choux et des navets, rien, rien n’empêchera de mettre en rapport les informations qui, quotidiennement, révèlent l’« inexemplarité » des grands qui se goinfrent et le régime que l’on promet aux petits. En entendant l’inspectrice de l’IGF ré-entonner l’air des « caisses vides » et des « ceintures à resserrer » – que l’on avait entendu juste avant que le gouvernement décide de combler les coffres forts des banques qui s’étaient amusées au Monopoly – il était difficile de ne pas songer au moraliste Ferry empochant ses 4 500 € nets mensuels pour 192 heures de cours annuels qu’il n’assure même pas (4) ou aux 35 000 euros mensuels du loyer new-yorkais de l’ex-candidat de la gauche (en principe, porteur des valeurs de justice et dépositaire de l’héritage de la question sociale, celle des pauvres) ou… etc. Ce « etc » n’est pas là faute d’exemples mais, s’il fallait les citer, on risquerait le procès en plagiat du Canard enchaîné.
Etonnante cette inspectrice, Véronique Hespel, au demeurant sympathique, ex-présidente de Retravailler, dans sa présentation du rapport, non pas celui sur les missions locales mais l’étude comparative sur les systèmes des politiques de l’emploi en France, Allemagne et Royaume-Uni (5). En particulier en nous disant que, là encore, choux et navets, difficulté de comparer l’incomparable, par exemple la singularité hexagonale de la « co-traitance », puis, malgré cela… comparer (on dit « benchmark », c’est mieux). Comparaison n’est pas raison… mais « comparons Folleville ! » Ainsi, le taux de retour à l’emploi de l’autre côté de la Manche atteindrait 80-90%, sans doute avec quelques petites erreurs de calculs, pour la simple raison que, si au bout de six mois le demandeur d’emploi n’a pas accepté un emploi, il se retrouve avec une allocation minimale, de survie. Exemple, semble-t-il, à suivre tant le discours sur l’obligation de « performance » était récurrent (6). Tout cela, volontairement ou involontairement, résonne en parfaite harmonie avec le « cancer de l’assistanat ». Il y a quelques années, l’expression de « cancer » avait été utilisé à la suite d’un rapport du Commissariat Général du Plan et correspondait aux sept millions de personnes touchées directement par le sous-emploi, qu’il s’agisse de chômeurs à temps plein ou à temps partiel. A l’époque, en 1997, le Commissaire général au Plan qui s’appelait… Henri Guaino déclarait : « Derrière le chômage, ce qui est angoissant, c’est la précarisation de la société française dans son ensemble. Quand le chômage monte, les demandeurs d’emploi acceptent plus facilement des temps partiels, des bas salaires, des contrats précaires. Et le virus se répand. » Le rapport indiquait que « la dégradation de la situation de l’emploi se traduit par un effritement général du travail Par vagues successives, c’est toute la structure du travail qui est en train de se modifier vers plus d’insécurité pour toutes les catégories. » Ou encore : « Ce n’est pas le chômage lui-même qui fait problème, c’est le risque de récurrence et la précarité, la peur de ne pas en sortir indemne, la peur des régressions, la dégradation du capital humain. » Désormais et pour celui qui fût le secrétaire d’Etat à l’emploi, le « cancer » n’est pas le chômage mais le fait d’être aidé lorsqu’on est au chômage, c’est-à-dire ce que Wauquiez considère comme un assistanat. Que celui-ci soit téléguidé par l’Elysée pour draguer la vase du fonds national est une évidence ; que celles et ceux qui entretiennent et propagent ce « cancer », puisqu’ils accompagnent ces (salauds de) (profito)chômeurs, s’élèvent avec force et vigueur contre cette provocation devrait également être une évidence. (7)
Toujours concernant ces assistés et puisque le discours tend de façon de moins en moins discrète à confondre « efficacité » et « efficience », juste un petit calcul sur ce que les pouvoirs publics consentent pour le financement des missions locales. Cela relativise les choses. Ces calculs sont faits à partir, d’une part, des données financières « activités principales et spécifiques, répartition par financeurs publics » (tableau n° 53 de « Chiffres d’activité 2009 » du CNML) et, d’autre part pour le diviseur, de la population française au 1er janvier 2011, soit 63 millions d’individus.
Financeurs |
Montant € |
par habitant et par an |
Etat (incluant FSE) |
220 000 000
|
3,49 €
|
Régions |
90 000 000
|
1,43 €
|
Départements |
25 000 000
|
0,40 €
|
Communes & EPCI |
110 000
|
1,75 €
|
Qu’il s’agisse de « l’impératif national » ou de « la jeunesse, un devoir d’avenir », il y a de la marge.
Un peu de fiel… promesse de miel
Le président de l’UNML, Jean-Patrick Gille, est président de la mission locale de Touraine, pas de celle, proche, de Blois, ce qui pourrait expliquer pourquoi il n’en a pas la langue. Invité par l’ANDML, Jean-Patrick Gille a su comme à l’accoutumée manier le verbe avec souplesse et humour… sans toutefois éviter le terrain glissant des relations entre présidents et directeurs, moins à l’échelle de chaque structure qu’à celle du réseau, en fait des réseaux : UNML et ANDML. Recadrage donc – sur le thème de « le président préside, le directeur dirige » qui, nationalement, renvoie à ce que peut ou pourrait faire et ne pas faire l’ANDML compte tenu de l’absolue et sacro-sainte légitimité des présidents. Encore faudrait-il nuancer puisque, s’il s’agit de légitimité démocratique et a fortiori avec en toile de fond la notion de « gouvernance », celle-ci devrait être élargie à l’ensemble des parties prenantes et, subséquemment, inclure les partenaires sociaux. On sait en effet que l’UNML agit selon deux modalités : d’une part, en qualité de syndicat employeur, d’autre part en tant que représentant le réseau. Or, s’il s’agit de représenter le réseau, oui les présidents le représentent mais non ils ne sont pas seuls à le représenter… sans même évoquer ici l’autre sujet, épineux, du CNML qui est une instance dont les trente-huit présidents de missions locales sont désignés sur proposition du ministre chargé de l’emploi (article R5314-5 du Code du Travail, décret n° 2008-244 du 7 mars 2008)… ce qui exclut toute représentativité sur la base de celles et ceux qui constituent la communauté professionnelle des missions locales. Entendons-nous : dans le système associatif et formellement, le président est celui qui arrête les orientations et le directeur celui qui les met en œuvre. Mais, dans les faits, les orientations ne sont pas exclusivement celles du président, ni même de son seul Bureau… sauf à ce que, par exemple, la dynamique nécessairement participative de projet associatif de structure dont il fût fait grand cas lors de ces deux journées ne soit qu’un artefact. Les orientations ainsi d’ailleurs que leurs applications sont la résultante d’interactions et d’interdépendances, de rapports de forces également, qui participent d’une réelle (et positive) complexité opposée à l’unilatéralisme. De plus et encore une fois très concrètement, les directions prennent des initiatives et décident tout simplement parce qu’elles sont au jour le jour confrontées à cette nécessité… sans même parler des missions locales dont le pilotage politique est aléatoire, sinon fantomatique, ou de celles où le président joue la partition du directeur. Quant à l’ANDML, force est de lui reconnaître de s’être bien plus positionnée comme une association de directeurs représentant leurs équipes que comme un club corporatiste tentant d’élargir son pouvoir face aux présidents… sans même évoquer qu’elle avait promu une dynamique de R&D qui, des années durant, n’avait guère suscité en-dehors d’elle beaucoup d’appétence. Il a donc pu sembler étonnant qu’au moment où les missions locales ont besoin d’un singulier – un réseau – un tel discours de partition plutôt que de reliance, même dit avec souplesse et une conclusion « psychoaffective réconciliatrice », ait été tenu. Ceci étant, à ce qui a pu être perçu par certains comme du fiel a succédé une promesse de miel (« lune de miel ») et, somme toute, le président fût dans un rôle politique d’arbitrage : « La question de l’ordre, de la domination et du pouvoir n’a pas disparu. Les habits vertueux de la participation, de la proximité et du pluralisme ne doivent pas nous faire oublier les fonctions politiques d’arbitrage et de régulation de l’action collective. » (8) Basta, l’essentiel est dans ce que les uns et les autres parviendront ensemble à faire et, à ce sujet, l’Institut Bertrand Schwartz semble être en bonne voie d’aboutir. Avec l’UNML, l’ANDML, les partenaires sociaux et les jeunes. Ouf !
Pointures.
Restent, comme on dit, deux « belles pointures » : Alain Faure et Vincent Merle, le premier tout le jeudi, le second en clôture du vendredi. On en parlera la prochaine fois.
(1) Notons que, malgré son nom, ce personnage du réseau a parfaitement supporté la croisière côtière.
(2) « Consensus. Mot dont les sonorités nous mettent d’emblée à la limite de la grossièreté. Le fait qu’il soit invariablement « mou » n’arrange pas l’affaire. La consonance latine, qui lui donne un petit côté savant, l’a cependant sauvé de la déchetterie de la rhétorique. Et finalement, c’est heureux ! Car l’invocation du consensus rend d’immenses services pour surmonter les contradictions. {…} De plus en plus fréquemment gouvernée par des vieillards, qui finissent toujours par estimer que la leçon de leur longévité (politique) est « qu’il faut laisser du temps au temps », la France a fini par se complaire dans l’idée que la politique est l’organisation du consensus, alors que l’histoire a prouvé abondamment que c’est tout autant celle de la dispute. C’est vrai qu’il y a un âge pour tout. Et pourtant, quel consensus sans dispute préalable ? On pourrait au moins se mettre d’accord là-dessus, non ? » Martin Vanier, Les mots magiques du débat public. Dictionnaire sarcastique à l’usage du citoyen local planétaire, avec Emmanuel Négrier et Alain Faure (dir.), Pouvoirs locaux n° 51-58.
(3) « Quand il est question de gouvernance et non plus de gouvernement, quand l’excellence se substitue à la qualité scientifique, quand la compétitivité, devenue une fin en soi, remplace la compétition internationale pour la priorité de la découverte, on en conclut que la vision de la recherche construite au niveau national est désormais guidée par des concepts empruntés à une logique managériale. » Catherine Vilkas, « Des pairs aux experts : l’émergence d’un « nouveau management » de la recherche scientifique ? », Cahiers Internationaux de sociologie, 2009, Vol. CXXVI {5-12}, p. 64.
(4) On le sait, notre rapport au temps se modifie : le temps passé hier synonyme d’expérience l’est aujourd’hui d’obsolescence, nous courons au rythme de la nanoseconde, etc. La mémoire est également affectée, les informations du jour ne se sédimentant plus sur celles d’hier et d’avant-hier mais les chassant. C’est dommage. Rappelons-nous que ce même Luc Ferry avait commis avec Alain Renaut La pensée 68 (1988, Gallimard), ouvrage haineux destiné à « liquider l’héritage de soixante-huit » – expression reprise plus tard par l’actuel président – qui lui valût de devenir le philosophe attitré et en cour de la droite. Pierre Bourdieu eût pour Luc Ferry une opinion aussi peu sociologique que synthétique : « Petit con ».
(5) Pierre-Emmanuel Lecerf, Emmanuel Monnet, (supervision) Véronique Hespel, Etude comparative des effectifs des services publics de l’emploi en France, en Allemagne et au Royaume Uni, Inspection Général des Finances, janvier 2011.
(6) En cela d’ailleurs, Véronique Hespel participe totalement de la « culture » de l’IGF telle qu’elle-même en parle dans un article de la Revue Française des Affaires Sociales (20°10, 1-2) : « À l’heure de la LOLF, un service comme celui de l’Inspection générale des finances (IGF) consacre l’essentiel de son travail à l’évaluation des performances de politiques, d’organismes ou de procédures publiques. {…} l’Inspection générale des finances qui consacre aujourd’hui l’essentiel de ses forces de travail à l’évaluation des performances publiques, sous des formes diverses. L’IGF a dû en conséquence faire évoluer ses méthodes et son organisation. Si ses travaux présentent d’incontestables limites par rapport aux canons de l’évaluation idéale, ces limites sont assez largement partagées et interrogent la démarche évaluative elle-même et l’usage qui peut en être pratiqué. »
(7) S’élever avec force et vigueur, c’est l’invitation de Daniel Borrillo et Victor Gutierrez Castillo, enseignants aux universités de Paris-Ouest et Jaen (Andalousie), dans une contribution à la page « Débats » du Monde du 8 juin, « Indignons-nous tous, à Paris comme à Madrid ! » : « … En France, la situation n’est guère plus avantageuse {qu’en Espagne, ce qui a justifié le mouvement des « Indignados ») : entre 1996 et 2006, les 10% des salariés les moins bien rémunérés ont gagné 131 euros de plus et les 0,1% mieux rémunérés 5 426 euros ! Un cadre gagne en moyenne dix fois plus qu’un ouvrier. Et selon le palmarès établi par Les Echos le 26 avril, les grands patrons français ont touché un salaire 24% plus élevé en 2010 qu’en 2009, pour un montant moyen de 2,46 millions d’euros, soit 150 fois la valeur du smic ! »
(8) Alain Faure, « Les douces assonances de la gouvernance », conférence CERTU, 27 juin 2007, Grand Lyon.