Le plaisir dans l’attente…
Denis, alias « pioupiou44 » transmet ce lien vers lemonde-emploi.blog avec un facétieux commentaire: « Sympa, je serai normalement proche de la retraite. Je vais dire ça aux jeunes en entretien quand j’aurai terminé mes vacances, je suis sûr que ça va leur faire plaisir ! » De quoi se régale Denis ? De l’annonce par le Centre d’analyse stratégique (CAS) d’une – sic – « embellie »… – re-sic – « à l’horizon 2030 », pas moins ! A défaut d’une actualité incitant à l’optimisme – augmentation du nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A de 36 100 au mois de juillet 2011 pour atteindre 2, 7 millions de personnes – le CAS « qui s’est penché sur l’évolution du marché du travail et de l’emploi à plus long terme estime que les mutations du marché du travail en cours donnent des raisons d’espérer une embellie sur l’emploi à l’horizon 2030. » C’est ce que révèle leur étude prospective intitulée Le travail et l’emploi dans vingt ans, publiée début juillet.
Prédiction aléatoire.
Bien, considérant que les futurologues sont en principe bons pour tout sauf pour le futur, il convient d’être prudent sur cet espoir d’embellie différée, hypothèse parmi tant d’autres… d’autant plus que, dans l’avant-propos, le directeur général du CAS Vincent Chriqui prévient : « Malgré cela, ce rapport ne nous montre pas un avenir noir. Plus complexe sans doute, avec des schémas et des équilibres anciens, déjà mis à mal aujourd’hui et amenés à s’affaiblir encore, mais aussi ouvert sur de nouvelles perspectives. » (p. 4) Dès lors que, s’il ne fallait retenir qu’une seule caractéristique de la complexité, ce serait l’aléatoire, l’incertitude, on conçoit assez bien que l’exercice de prospective, pourtant indispensable, est risquée… a fortiori à vingt ans alors que, déjà, « on ne sait pas de quoi demain sera fait » : rappelons-nous l’imprévisibilité de la crise de 2008, du printemps maghrébin, etc. Le futur est un cocktail inconnu entre le prévisible et l’imprévisible, prévient Edgar Morin. Bref, il y a de la marge.
Toutefois et peut-être paradoxalement (sans même évoquer le fait que, accélération de l’obsolescence des productions scientifiques aidant, peu nombreux seront ceux qui songeront à vérifier dans vingt ans la pertinence des analyses !), il est sans doute un peu moins risqué (1) de se projeter sur le long terme que sur le court car, si des (r)évolutions peuvent survenir rapidement et à tout moment (effets émergents), le raisonnement à deux décennies peut s’appuyer, relativement, sur des évolutions tendancielles lourdes, avec une assez forte inertie, donc plus susceptibles d’intervenir (2). Il est par exemple aussi probable que les dynamiques de sécularisation et d’individualisation se poursuivent, hormis quelques hoquets mystiques ou ethno-communautaires, qu’il est improbable que nous revenions à un système « communautaire – mécanique » pour reprendre la typologie wébérienne. Ajoutons à cela qu’apprécier une telle étude prospective sans se dégager des aléas du présent reviendrait à coup sûr à invalider ses propositions. Ainsi, en conclusion de cet avant-propos, il est écrit que le CAS « s’est attaché à apporter des réponses concrètes à ces enjeux, en tenant compte du contexte actuel (sortie de crise, réduction des déficits publics)… » Publié en juillet 2011, cette étude fût donc achevée avant la énième réplique estivale de crise, des bourses déboussolées : oserait-on dire aujourd’hui que nous sommes « en sortie de crise » ? Certainement pas. Quant à la réduction des déficits publics, le discours d’un Premier ministre est comme le vol d’une hirondelle… dont on sait qu’elle ne fait pas le printemps.
De ce copieux rapport (301 pages), retenons quelques informations, sinon essentielles du moins importantes pour les acteurs sociaux de l’insertion, ainsi que l’ouverture sur la thématique – un paradigme ? A voir – de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Sélection par définition partielle et certainement partiale. Assumons… et renvoyons les courageux lecteurs à la lecture exhaustive des cogitations du CAS.
La tune.
A la question « Pourquoi travaille-t-on ? », le CAS répond classiquement par les trois dimensions du rapport au travail : « instrumentale » pour gagner sa vie, « sociale » pour s’intégrer dans la communauté humaine et « symbolique » pour s’accomplir. Si les dimensions sociale et symbolique (le CAS n’use pas de ces termes) « se maintiendraient sur la base de la poursuite de la diffusion du travail intellectuel {qui devrait peu concerner les jeunes non diplômés}, des préoccupations grandissantes de bien-être au travail ainsi que du développement de la dimension relationnelle du travail (relation de service). » Et le CAS ajoute : « … des évolutions à la marge des motivations du travail, notamment de la part des jeunes générations, pourraient conduire à renforcer la dimension instrumentale du travail. » Etonnant ce « à la marge des motivations du travail » alors qu’il s’agit bien de l’épicentre du rapport à la valeur travail : si, pour des raisons objectives (contrats précaires en particulier), les jeunes surinvestissent la dimension instrumentale (exprimé correctement « gagner sa vie », plus communément « bosser pour la tune »), ce sera évidemment aux dépens des deux autres dimensions et, de la sorte, la notion de « métier » risque de s’affaiblir encore un peu plus, remplacée par celle d’« emploi » ou de job. Ce n’est pas rien en termes de capacité à mobiliser un jeune sur un projet qui, de professionnel, se résumerait à d’emploi…
Mercenaires.
Le CAS annonce d’ailleurs qu’« on devrait s’orienter, sur le marché du travail, vers une redistribution des actifs en trois groupes, avec des salariés sécurisés/protégés, des salariés mercenaires/travailleurs libéraux à revenus variables et des salariés précaires formant un volant flexible »… (3) avec, on l’imagine, fort peu de chances pour que les jeunes usagers de missions locales (ou ce qu’elles seront devenues) appartiennent au premier groupe, ni soient des travailleurs libéraux : il leur restera la perspective de devenir mercenaires ou salariés précaires, les deux rôles étant d’ailleurs interchangeables. Ainsi, les intervenants sociaux vont devoir faire preuve d’un talent à toute épreuve pour motiver leurs jeunes et pour trouver en eux-mêmes la force de faire le deuil d’un idéal d’insertion qui combinait, en ces temps où l’on pouvait encore rêver, projet de vie et projet professionnel.
Flexibilité, discontinuité.
Sans surprise, les conditions de travail devraient évoluer vers plus de flexibilité, « un brouillage des frontières des entreprises, le développement du travail en réseau », des transitions professionnelles fortement déterminées par les « politiques de flexisécurité qui vont s’intensifier ». Rien de nouveau à vrai dire, sinon la confirmation de ce que Dominique Charvet écrivait dans Jeunesse, le devoir d’avenir : « Vivre dans l’immédiateté les mouvements de fond qui changent la société renforce le sentiment de la fin des stabilités et la nécessité, pour la collectivité, de penser l’avenir davantage en termes de développement qu’en termes de protection et de reproduction, pour les individus, d’apprendre à gérer leurs trajectoires de vie dans et malgré les incertitudes et donc à développer leurs capacités propres d’innovation. » (4) Exit, donc, le modèle ternaire « formation – emploi – retraite » pour, désormais et encore plus demain, des parcours non linéaires sinon erratiques qui, assez facilement, pourraient basculer dans le chaotique dans la mesure où cette « capacité à gérer » sa trajectoire de vie est d’autant plus aisée que l’on dispose des capitaux requis (culturel, social, économique, symbolique)… ce qui, précisément, n’est pas la principale caractéristique des jeunes mis en difficulté. Le problème de ces trajectoires à qui l’on promet l’instabilité est qu’on les imagine se concluant progressivement par la stabilité : du processus à l’état, de la jeunesse à l’adultéité. Or « on peut distinguer des « transitions » positives (celle qui, par exemple, conduit un jeune à intégrer un emploi durable après quelques petits boulots) et des « transitions » régressives (celle qui peut, par exemple, conduire certains à la désaffiliation sociale après un licenciement suivi de quelques missions d’intérim). » (5) Le CAS note d’ailleurs que « la poursuite de la porosité des différents temps sociaux se traduira par une transformation durable de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, source de difficultés si des politiques d’articulation ne sont pas mises en place dans les entreprises et dans les territoires. Parallèlement, ces évolutions accentueront les problèmes d’identification et de mesure du temps de travail. »
Si, pour le CAS, « La recherche d’efficacité économique et l’amélioration de la qualité de service nourrissent ces évolutions organisationnelles », on peut s’interroger sur la contradiction, voire l’opposition irréductible, entre l’amélioration de la qualité de service et l’instabilité (nommée « transitions professionnelles » ou « mobilité ») alors que la qualité de service exige au contraire une stabilité (6), le mercenaire ou chasseur de primes (« serial worker ») offrant bien moins de garanties que le salarié disposant d’une ancienneté, qui est aussi une expérience. Ceci sans même évoquer le retour sur investissement attendu des employeurs qui, investissant dans la formation de leurs salariés, n’apprécient que très médiocrement de les voir partir, une fois formés, à la concurrence. Quant au fait que la lean production – littéralement « production dégraissée » – devrait avoir des « conséquences plutôt favorable aux salariés et à l’efficacité productive », cela participe en ce qui concerne le bien-être des salariés plutôt du vœu pieu ou du postulat… par définition indémontable. Le tout, n’est-ce pas, est d’y croire.
Perdre sa vie à la gagner.
Le CAS reconnaît d’ailleurs que, d’une part, « les conditions de travail se sont dégradées dans les années 1980 et 1990 puis {que} cette dégradation a connu une pause », ce qui n’est pas synonyme de diminution et que, d’autre part, « de nouveaux risques peuvent apparaître en matière de santé au travail, notamment liés aux nouveaux produits ou aux nouveaux procédés industriels. » Mais, optimiste, il poursuit : « Toutefois, notamment sous la contrainte de l’allongement de la durée d’activité et du vieillissement de la population active, on pourrait connaître une phase d’amélioration grâce à un renforcement des politiques de prévention des risques professionnels. » Raisonnement pour le moins étonnant a minima pour deux raisons. Si les actifs occupés vieillissent, il est plus que probable que leurs résistances aux risques professionnels, au burn-out, diminuent corolairement et que, subséquemment, les risques professionnels s’amplifient… d’autant plus que le CAS considère que « la pause dans la baisse séculaire de la durée annuelle du travail se maintiendrait au cours des vingt prochaines années. » On est loin de la semaine de quatre jours plaidée par Pierre Larrouturou… (7) Par ailleurs, si l’on considère que la médecine du travail devrait être une organisation majeure dans ce rôle de prévention des risques professionnels, force est de constater que sa démographie n’est pas à la hauteur des ambitions : en 2009, on recensait en France 6874 médecins du travail contre 7359 en 2004 (8) ; en avril 2010, un rapport consacré à la formation des professionnels de la santé au travail et à l’attractivité de ses métiers a été remis aux ministres compétents. On peut lire dans ce rapport, La santé au travail. Vision nouvelle et professions d’avenir (9) : « La médecine du travail est en danger. D’ici cinq ans, si rien n’est fait pour aider les professionnels de la santé au travail à anticiper les départs à la retraite des praticiens et des enseignants hospitalo-universitaires, ce dispositif unique au monde, qui concerne en France près de seize millions de salariés, pourrait s’éteindre, faute d’expertise et de perspectives. La discipline est en crise. Elle est depuis longtemps jugée peu attractive, et aujourd’hui les étudiants en médecine s’interrogent sur son avenir. Les médecins du travail, qui pâtissent d’une image sociale peu flatteuse, désespèrent d’un métier dont ils connaissent pourtant les atouts et mesurent les potentialités. Déjà confrontés à l’impossibilité de remplir l’ensemble des missions que leur a confié le code du travail, certains ne reconnaissent pas le métier qu’ils ont choisi dans ce qu’ils vivent ou ne se reconnaissent pas dans les évolutions annoncées. Beaucoup se sentent atteints dans leur conscience professionnelle de ne pas pouvoir consacrer le temps qui leur paraît nécessaire aux salariés qui en ont le plus besoin. »
Etre heureux au travail, parce que protégé, n’est donc pas à l’ordre du jour immédiat, en tout cas si on ne s’en tient pas aux déclarations d’intention, d’autant plus que le CAS reconnaît que « s’agissant du poste de travail lui-même, peu de progrès sont attendus dans la prise en compte des enjeux ergonomiques et RH des espaces de travail dans un contexte de standardisation des postes de travail. » S’il n’est pas envisagé d’améliorations sensibles en termes d’ergonomie et de gestion des ressources humaines alors que la tension issue de l’exigence de productivité sera plus forte et que l’individualisation des tâches et responsabilités s’accentuera, on éprouve quelque difficulté à concevoir ce qui fonde l’optimisme, certes mesuré, du CAS : « une phase d’amélioration »… Ah bon, pourquoi ?
Picsou
En tout état de cause, tant que le logiciel économique n’aura pas été radicalement changé (nouveau paradigme, métamorphose), c’est-à-dire tant que les revenus du capital demeureront (largement) plus profitables que ceux du travail, c’est-à-dire tant que sera encouragée la spéculation des grands mais aussi des petits qui, en tentant par des placements de grignoter quelques euros dont la traduction du succès correspond à des licenciements et des plans sociaux, la recherche du profit, que l’on peut appeler également cupidité, ne sera que médiocrement compatible avec le bien-être au travail : pas plus qu’on n’a jamais trouvé une entreprise décidée à faire moins de profit, rien, absolument rien, n’empêchera des Picsou de considérer qu’ils ont assez gagné. L’homo sapiens est aussi demens… et c’est avec lui que les acteurs de l’insertion, réformistes par généalogie – l’éducation populaire, théorie du changement, n’opte pas pour la table rase – et par nécessité professionnelle – « vivre en intelligence avec le système… » – s’ils ne le sont par conviction, doivent composer.
Scénarios.
Le CAS a imaginé deux scénarios, « Accélération technologique et sociétale », rien de moins, et « Rééquilibrage et volontarisme des acteurs », mais « dans tous les cas, la fragmentation du travail et de l’emploi ainsi que l’éclatement « des mondes du travail » devraient se développer, avec la poursuite de la remise en cause des « unités » (de lieu, de temps, d’action). »
Le premier scénario recouvre grosso modo un individualisme accentué, pondéré à la marge d’un zapping affinitaire pour quelques intérêts partagés dont le green business sur fond d’émotion écologique et de Nimby (« not in my back yard » : pas dans mon arrière-cour), les TIC, la pression concurrentielle et ce que cela signifie en termes d’organisation du travail et de compétition compte-tenu des « impératifs » de productivité. Il « dessine notamment les contours d’un univers travail-emploi marqué par un modèle de croissance fondé sur l’économie de la connaissance, numérique et verte, et dans lequel on observe un développement important des nouvelles formes de travail et de formation {…} permis notamment par l’usage développé des TIC. Sur le plan sociétal, l’individualisation des comportements s’accentue et la société civile joue un grand rôle ; les préoccupations environnementales se diffusent et se renforcent et les consommateurs (individuellement ou structurés en collectifs autour du concept de consommation durable et responsable) exercent des pressions fortes sur les entreprises. »
Plus apaisé et régulé, le second scénario appelle des notions plus systémiques-humanistes : coopération, délibération (l’« agir communicationnel » d’Habermas), homéostasie, reliance… tout ceci étant « basé sur l’avènement de nouveaux équilibres favorables à une moindre pression sur le travail et l’emploi en France. » Une régulation politique (gouvernance européenne) infléchit la pression concurrentielle et « l’ensemble des acteurs (partenaires sociaux, Etat, société civile) retrouve des marges de manœuvre pour agir sur la base d’intérêts partagés, permettant l’émergence de nouvelles formes de coopération et de corégulation au niveau national. Ces dernières favorisent l’employabilité et la mobilité des travailleurs, ainsi que le développement de formes d’organisation du travail apprenantes et collaboratives. »
Dans l’un et l’autre cas, n’exagérons pas, il ne s’agit pas de décroissance car « le maintien ou l’amélioration de la compétitivité apparaît comme un enjeu central. » Cependant tout évolue, y compris la compétitivité qui, probablement au regard des dégâts humains et environnementaux de ce dogme que chacun a pu constater, ne se conçoit plus sans le social. On pourrait ironiser de cette « vérité révélée » aux économistes de la onzième heure mais, après tout, il vaut mieux tard que jamais. Ainsi, « Au-delà des enjeux pour l’entreprise et pour les salariés, c’est plus largement un objectif de cohésion sociale qui doit être poursuivi en même temps que celui de compétitivité. » On sent poindre le nez du développement durable (développement économique, attention environnementale et justice sociale) ou, pour simplifier, la nécessité d’humaniser l’économie (peut-être à la façon du management qui, atteignant les limites de l’OST – organisation scientifique du travail – trouva fort opportunément sur son chemin les apôtres de l’Ecole des relations humaines : Mayo, Maslow…). En fait, trois axes de propositions sont dégagés de cette dialogique « compétitivité économique – cohésion sociale » :
Adapter les politiques de l’emploi…
– « Améliorer les outils existants plutôt que d’en créer de nouveaux » (éviter le syndrome du mille-feuilles), singulièrement « par un meilleur ciblage voire, pour une partie des mesures, par un ciblage davantage marqué sur les publics éloignés de l’emploi »… ce qui, pour qui a un peu la mémoire des politiques publiques de l’emploi (PNAE, PNR …) n’est pas d’une originalité folle. Le ciblage, en effet, n’est guère nouveau et, à force de cibler, les intermédiaires des politiques de l’emploi deviennent des archers. Sans aller jusqu’à dénoncer « le cancer social de l’assistanat », le CAS se méfie des « dispositifs passifs (indemnisation) ou occupationnels (usage des formations ou des contrats aidés non marchands en bas de cycle) » et préconise de réfléchir « sur la qualité du profilage des demandeurs d’emploi et sur la segmentation par catégories aujourd’hui trop larges (« jeunes », « seniors », etc. » Segmenter plus finement la catégorie « jeunes » reviendrait par exemple à classer ceux-ci dans des classes telles que « jeunes diplômés », « jeunes non qualifiés », « jeunes handicapés », etc. Outre qu’aujourd’hui des organismes sont déjà spécialisés sur la base de ces spécificités mais que, au regard de l’article 13 de la loi de cohésion sociale, ce sont bien les missions locales qui sont en charge de concevoir et de mettre en œuvre une politique d’insertion pour tout jeune, quels que soient son niveau et sa qualification, rencontrant des difficultés d’insertion, on peut légitimement craindre qu’une telle division du social produise des effets pervers de ghettoïsation et obère sérieusement les chances d’insertion des jeunes distribués dans les plus mauvaises classes. L’approche globale, comprise comme répondant à tous les besoins et quelles que soient les populations dès lors qu’elles sont jeunes, et pilotée par une mission locale qui mobilise un partenariat d’intervenants spécialisés est, de toute évidence, bien plus adaptée : segmenter de plus en plus finement la population jeune reviendrait à structurer une offre elle-même composée d’experts par domaine, donc incapables d’apporter des réponses multidimensionnelles. A coup sûr, assez rapidement et face aux incommunicabilités, on serait contraint d’inventer une coordination et un pilotage recréant… une mission locale !
– « Disposer d’une panoplie d’outils réversibles pour gérer les prochains chocs conjoncturels »… avec ce bizarre qualificatif « réversible », signifiant « qui peut se produire dans les deux sens » alors qu’il eût été plus pertinent de parler de « récurrent » puisqu’il s’agit de « capitaliser sur les expériences passées » ;
– Enfin, plutôt qu’une gestion du chômage de masse et de ses effets, centrer davantage « sur l’appariement offre – demande sur le marché du travail (avec pour concepts clés : orientation, formation, attractivité, accompagnement des transitions et mobilités professionnelles »… le b-a-ba de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territorialisée, cet énoncé ne signifiant pas toutefois que les réponses d’adéquation offres – demandes soient simples, y compris pour tout ce qui concerne l’attractivité de certains métiers : « Il appartient d’abord aux employeurs de déployer des politiques de recrutement suffisamment attractives et de motivation/fidélisation de la main d’œuvre. {…}… de développer une politique de communication pour réhabiliter leurs métiers. »
Cette GPEC territoriale impliquant par définition « une politique de l’emploi davantage adaptée aux besoins des territoires » permet au CAS de remettre en cause le principe de l’égalité territoriale : « Une territorialisation accrue des politiques amène aussi à accepter que certains dispositifs soient présents sur certains territoires et pas sur d’autres. » La formulation peut choquer puisque ébranlant l’égalité de traitement, elle-même constitutive de la mission de service public, mais force est de constater que, aujourd’hui, tel est déjà le cas : dès lors que la politique d’emploi mobilise les acteurs politiques locaux, a fortiori pour une mission locale qui ne peut être que décidée par la collectivité, les moyens varient d’un territoire à pour mettre en œuvre des dispositifs et mesures, y compris nationaux. Ainsi les subventions des communes et des EPCI s’échelonnent de un à dix, soit de 0,40 euro à 4 euros par habitant et par an, sans même prendre en compte les moyens immobiliers mis ou non à disposition. La seule égalité de traitement possible est celle que l’équipe professionnelle peut garantir à tous les jeunes qui frappent à la porte de sa mission locale. Par contre, sous couvert d’une « tendance à l’individualisation », le CAS envisage « la question des « chèques individuels » remis au salarié ou au demandeur d’emploi, lorsqu’un besoin est identifié, qu’une action est prescrite, mais qu’on souhaite laisser l’individu choisir l’opérateur auquel il va s’adresser pour la mise en œuvre concrète de cette action. » Dans cette configuration, l’insertion deviendrait très rapidement un marché tendu où le demandeur d’emploi serait effectivement un client en direction duquel, ce n’est pas de la science-fiction, les structures et opérateurs adresseraient des messages publicitaires… Bad trip.
Plaidant pour une approche bottom-up, ascendante, partenariale, le CAS promeut explicitement le principe des appels à projets favorisant « une logique de co-financement des actions menées par d’autres acteurs que l’Etat (collectivités locales, partenaires sociaux, entreprises, autres acteurs locaux…) et induire ainsi une logique plus systématique d’« effet de levier ». » Evidemment, derrière de voeu d’une « logique davantage partenariale », la recherche d’efficience n’est pas absente et l’on est en droit de s’interroger sur une amplification d’appels à projets qui, progressivement, se substitueraient au financement pérenne et structurel…
Sécuriser les parcours professionnels : voici une thématique qui, pour le CAS, prend d’autant plus d’importance que « au cours des vingt prochaines années, la mobilité professionnelle devrait continuer à se développer. » Le CAS invite ainsi à « creuser l’idée d’un compte individuel social » – CIS – qui reviendrait à regrouper pour chaque individu l’ensemble de ses droits sociaux (compte épargne temps, droit individuel à la formation mais également droits à la retraite, couverture santé et prévoyance, validation des compétences, épargne salariale, assurance chômage, etc.). Il s’agit donc de constituer un package de ce qui est dispersé et de renforcer l’individualisation en attachant les droits à la personne plutôt qu’à l’emploi, ceci s’inscrivant dans la logique des propositions d’Alain Supiot dans Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du travail en Europe (10). Ce compte serait renseigné par « de nombreux acteurs : l’entreprise, Pôle emploi, les organismes agissant dans le champ de l’orientation, de la formation ou réalisant des bilans de compétence… Autrement dit, tous ceux qui détiennent des informations ouvrant des droits. » Appliquant le précepte cartésien « partir du petit pour aller vers le grand », le CAS envisage une montée en charge progressive, depuis le regroupement de « certains dispositifs existants sous une bannière commune » ; puis une « deuxième étape, à relativement court terme {qui} consisterait à créer véritablement un compte individuel social, permettant une certaine fongibilité entre les dispositifs » toujours à partir du prisme de l’employabilité ; enfin une troisième étape « à long terme, et probablement sous conditions, consisterait à faire du compte social un véritable compte unique, au champ très large et individuel dans toutes ses dimensions… » Le CIS est sans doute une proposition forte – justifiant une quinzaine de pages du rapport, pp. 253-269 – dont on voit les avantages (connaissance des droits par les personnes, meilleure articulation entre des dispositifs cloisonnés, etc.) mais dont on devine aussi les dangers (quelle sécurité dans l’accès aux informations ? une individualisation maximale qui atomise les individus…). On peut imaginer que, dans le champ de l’insertion des jeunes, le portefeuille de compétences correspondrait à la première étape de ce CIS. Reste à ce que cet outil soit partout effectif… ce qui est loin d’être le cas.
Favoriser la qualité du travail, notamment face aux risques psychosociaux, en informant mieux « les entreprises sur l’intérêt financier de prévenir et de réduire les risques professionnels », mais également en améliorant la gouvernance d’entreprise par « la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration », par un « mode de rémunération des dirigeants {…} prenant en compte la performance de long terme et la performance sociale » et par « la promotion de l’actionnariat de long terme. » Avec cet objectif d’amélioration de la qualité du travail, le CAS met l’accent sur une notion qu’il serait largement temps, selon nous, de travailler dans le champ de l’insertion : la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). « … la RSE est au cœur du rôle et des enjeux de l’entreprise et de l’articulation entre compétitivité et développement sociétal. »
Poule
Indiquons d’emblée notre position, guère différente sur le fond de celle développée en 2004 dans le tome 2 des Bricoleurs de l’indicible lorsque nous plaidions pour une « qualité intelligente » (11) : autant nous ne pouvons que nous féliciter que les entreprises du secteur marchand se préoccupent de social et de sociétal, dès lors que cet intérêt ne se limite ni à un effet de mode, ni à un toilettage de marketing saupoudré de vert qui fondamentalement ne changerait rien, autant on s’étonnera que la RSE ne soit pas plus portée par les associations et, plus généralement, par l’économie sociale et solidaire (ESS) dans la mesure où ses thèmes constitutifs s’inscrivent de longue date dans son paradigme et dans son projet sociétal. Bref, pour nombre d’entreprises du secteur marchand la RSE est connue alors que, par exemple dans le secteur de l’insertion, elle l’est paradoxalement assez peu, en tout cas insuffisamment. Parler de RSE avec des acteurs de l’insertion peut dans certains cas susciter de l’intérêt, dans d’autres de la méfiance (nouvel écran de fumée pour dissimuler une entreprise de normalisation ?), dans d’autres enfin évoquer le chaînon manquant darwinien… avec votre interlocuteur aussi expressif qu’une poule devant un couteau suisse.
Volapük
Pourtant s’approprier la RSE devrait être considéré comme un enjeu fort pour les missions locales (12), au moins selon deux perspectives. D’une part et comme indiqué, les missions locales appartenant au champ de l’ESS ont toute légitimité pour trouver dans la RSE un référentiel cohérent, qui réinsuffle du sens… ce dont le travail « avec autrui » (plutôt que « sur autrui » comme en parle François Dubet – 13) a bien besoin au regard de la pression programmatique, des injonctions quantitatives, etc. D’autre part, elles disposeraient d’un vocabulaire commun avec nombre d’entreprises pour lesquelles, encore une fois, la RSE n’est pas un acronyme étrange extrait d’un volapük partagé par quelques initiés, voir envahisseurs au petit doigt raidi. Parler le même langage, sans pour autant sacrifier au vocabulaire industriel (« process », « opérateur »… pas plus d’ailleurs qu’au commercial – « offre de services », « prestations »…- ou encore qu’au médical – « prescription », « diagnostic »-), n’est sans doute pas totalement inopportun alors que toutes les missions locales conçoivent des stratégies de meilleure perméabilité avec le secteur marchand. C’est même un point de départ plus que pertinent.
La RSE, un chantier majeur auquel s’atteler.
Avec les limites inhérentes au travail de prospective ainsi que du fait de certains postulats (compétitivité, interruption de la diminution du temps de travail, allongement de la durée d’activité…) auxquels pourrait être opposé, par exemple, le partage du travail, l’étude du CAS présente toutefois l’intérêt de scénarios du futur avec une plus forte perméabilité des univers économique et sociétal, la RSE étant présentée comme une voie possible de cette négociation permanente entre les deux parties de cette dialogique qui, de toute façon, ne peut être dissociée par des professionnels de l’insertion fondant leur action, précisément, sur l’indissociabilité, sur l’approche globale ou holistique ou systémique. Y compris dans une phase critique de déconstruction de la RSE (14) pour ensuite la reconstruire en y introduisant la logique propre des acteurs de l’insertion, jeunes et professionnels, la question est désormais celle de la capacité stratégique du réseau des missions locales à organiser les phases délibérative et propositionnelle. A défaut – devra-t-on dire « une fois de plus » ? – les missions locales subiraient les évolutions sociétales et économiques sans pouvoir peser dessus… Un chantier majeur est donc ouvert – RSE mais aussi ISO 26000 dont il faudra bien parler (15) -, qui concerne l’avenir et la posture des missions locales : instrument de politiques publiques décidées en-dehors d’elles – et, dans ce cas, l’on n’a pas fini d’entendre la plainte de l’instrumentalisation – ou acteur du changement social qui, de toute façon, est à l’œuvre… et même de façon « accélérée » si l’on songe au scénario n° 1.
A suivre donc. Sans doute ici et, on l’espère, dans les instances ad hoc.
(1) Un peu moins risqué car vingt ans c’est beaucoup à la vitesse où évoluent la société, la technologie… Rappelons-nous qu’il y a vingt ans le web balbutiait.
(2) Même si le CAS, dans la conclusion de sa synthèse, dit « éviter un « scénario tendanciel » en tant que tel : la prolongation des tendances ne fait pas nécessairement un scénario cohérent et ne constitue pas, excluant toute rupture, le scénario central ou le plus probable. » Identifiant « un certain nombre de dynamiques déterminantes » (diffusion des TIC, accroissement de la mobilité, développement du travail en réseau, etc.), le CAS les considère comme « suffisamment fortes pour persister dans les décennies à venir » et bâtit ses scénarios sur celles-ci… ce qui revient bien à un raisonnement par projection tendancielle. En tout état de cause, on voit difficilement, hormis la science-fiction, comment se représenter l’avenir sans s’appuyer sur un présent orienté depuis des années par telle et telle évolution : « Or, le futur naît du présent. C’est dire que la première difficulté de penser le futur est la difficulté de penser le présent. » Edgar Morin, Pour sortir du XXè siècle, 1981, Nathan. Enfin, dans sa présentation du premier de ses deux scénarios, le CAS écrit qu’il fait « l’hypothèse d’une accentuation significative des dynamiques à l’œuvre, « poussant » les tendances en cours… », ce qui, on en conviendra, est exactement la définition que l’on donnerait d’une projection tendancielle.
(3) Le CAS propose donc une segmentation en trois groupes alors qu’habituellement on raisonne sur une distribution en quatre groupes distribués du centre à la périphérie : au centre, les « manipulateurs de symboles » disposant de tous les capitaux pour réussir ; puis les inclus (insiders) correspondant aux salariés protégés ; enfin les précaires et, à l’extrême périphérie, les surnuméraires (outsiders). Il est vrai qu’il s’agit du marché du travail et que ces derniers en sont durablement exclus…
(4) Rapport de la commission présidée par Dominique Charvet, Jeunesse, le devoir d’avenir, Commissariat Général du Plan, 2001, La documentation Française, p. 188.
(5) Christophe Ramaux, « Stabilité de l’emploi. Pour qui sonne le glas ? », Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Le bel avenir du contrat de travail, 2000, La Découverte & Syros, p. 69.
(6) Pour Thomas Coutrot, la performance suppose non pas l’instabilité mais la durabilité de la relation d’emploi (Critique de l’organisation capitaliste du travail, 1999, La Découverte).
(7) « … hélas, notre contrat social est bloqué. La durée du travail pour un emploi normal a très peu baissé : si l’on tient compte des heures supplémentaires, la durée réelle du travail est aujourd’hui de 38,8 heures en moyenne, pour un emploi à plein temps (Insee 2003). C’est donc un « partage du travail » sauvage qui s’est mis en place : 3 millions de personnes font 0 heure par semaine (les chômeurs), 19 millions travaillent plein pot (parfois trop) et 4 millions sont à temps partiel. Dans le même temps, l’espérance de vie a augmenté de 5 ans et l’arrivée sur le marché du travail a été retardée de 3 ans en moyenne. Pour les plus jeunes d’entre nous, il est donc difficile de s’arc-bouter sur le maintien de la retraite à 60 ans. Pour assurer un bon revenu à tous les retraités, il faut faire évoluer le contrat social : travailler un peu plus longtemps pour sauver les retraites mais travailler beaucoup moins chaque semaine ou chaque année pour casser le chômage et vivre autrement… » Pierre Larrouturou, « Pour un nouveau contrat social ».
(8) Ministère du travail, de la solidarité et de la fonction publique, Conditions de travail. Bilan 2009.
(9) Rapport présenté par Christian Dellacherie, membre du Conseil économique, social et environnemental, Paul Frimat, professeur de médecine du travail à l’Université de Lille II, et Gilles Leclercq, médecin conseil de l’ACMS, La santé au travail. Vision nouvelle et professions d’avenir, 2010.
(10) Alain Supiot, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du travail en Europe, 1999, rapport pour la Commission européenne, Flammarion.
(11) Philippe Labbé, Les Bricoleurs de l’indicible. Structurer, densifier l’intervention sociale, tome 2, 2004, Apogée (« Quatrième partie : de la qualité intelligente », pp. 19-138).
(12) Cela l’est pour certaines missions locales telles que, par exemple, Marseille et son remarquable label « Empl’itude » au sujet duquel il est écrit qu’il « prend place au cœur des enjeux de Responsabilité Sociale des Entreprises. »
(13) François Dubet, Le travail des sociétés, 2009, Seuil. A réfléchir face au discours très « médicalisé » qui se répand dans le secteur de l’insertion et face à cette posture qui revient à aborder le jeune à partir de ses « freins à l’emploi » plutôt que de ses atouts et ressources : « Bref, les catégories dominées sont moins définies par leur rôle et par leur action que par leurs « manques » et leurs « handicaps » ; comme si le centre de gravité de la société s’était déplacé ou dilué. » (p. 55).
(14) L’étude du CAS n’hésite d’ailleurs pas à rappeler des critiques à l’encontre de la RSE, telle ce « nouvel esprit du capitalisme », du nom de l’ouvrage – de nombreuse fois cité sur ce blog – de Luc Boltanski et Eve Chapiello (1999, Gallimard).
(15) La réflexion sur l’ISO 26000 a été entamée lors des dernières journées professionnelles de l’ANDML à Marseille avec une présentation du « Bilan sociétal associatif » proposée par François Morlet qui, malheureusement, disposa de peu de temps… qui plus est en fin de journée au moment où les congressistes commençaient à se projeter sur le vieux port en situation moins studieuse que d’agréable sociabilité anisée : on ne peut pas lutter contre la force de l’imaginaire collectif dont le pastis sur la Cannebière fait partie tout autant que l’omelette de la mère Poulard au Mont Saint-Michel, le kig ha farz à Lannilis, les bêtises à Cambrai, le nougat à Montélimar, la photo du sous-bois dans la salle d’attente et la tapisserie des biches s’abreuvant au-dessus du buffet de la salle à manger. La force du stéréotype c’est d’être partagé, comme aurait pu l’écrire Audiard. Il faudra donc que nous revenions ultérieurement sur le BSA (qui n’est pas une motocyclette anglaise) porté par cette vague axiologique qui commence à lécher les rives du secteur de l’insertion, la RSE, la notion d’entreprise devant être conçue de façon extensive : une association est une entreprise – elle entreprend – mais « sociale », c’est-à-dire ne poursuivant pas une logique de profit. Ainsi on peut dire, sans pour autant marchandiser le social, qu’une association hybride telle qu’une mission locale – mi-associative, mi-institutionnelle – est une entreprise sociale : elle produit des services et, pour ce faire, elle emploie des personnes dont elle développe le professionnalisme. : « La notion de responsabilité est d’ailleurs aujourd’hui étendue à d’autres organisations humaines qui intègrent cette thématique dans leurs réflexions et leurs pratiques : administrations, organismes sociaux, associations… » (Capron M., Quairel-Lanoizelée F., Mythes et réalités de l’entreprise responsable, 2004, La Découverte).