Archives de août, 2011

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De bric et de broc… ou complexe ?

Associer le Programme National de Réforme (PNR) aux bergeries corses semblera soit hétéroclite, soit, pour les plus indulgents, un effet de style sur la base d’une concomitance inattendue. Mais ceci n’est pas si simple car, précisément, il s’agit plutôt de complexité. Tout en devinant, si on ne le connaît pas, qu’il s’agit d’un texte politico-administratif, on verra plus précisément ce que recouvre ce PNR mais d’ores et déjà indiquons que son ambition, outre d’énoncer de grandes orientations, est de susciter l’adhésion avec, subséquemment, un vocabulaire que seuls les vraiment grincheux contesteraient. Dans son Dictionnaire des idées reçues, à la question « que penser du PNR ? », Flaubert aurait assurément répondu : « Nul ne peut être contre ». De l’habitat corse disons qu’il ne suscitera pas la même ferveur réconciliatrice dans la mesure où celui dont il est question ici est réservé à une élite politico-financière, une oligarchie, et que, s’il y a contraste, c’est précisément dans les inégalités abyssales entre ceux que vise le PNR et ceux qui jouissent de ces bergeries. La question centrale est donc celle de la sincérité. Derrière la mobilisation générale (et préfectorale) pour l’emploi des jeunes et derrière la déclinaison par la France des objectifs européens, que doit-on, au-delà de lire, comprendre ? Une volonté franche et déterminée de trouver des solutions à l’injustice qui pèse – et pèse toujours plus – sur les épaules des jeunes qui, à force de difficultés d’insertion, se voûtent – désaffiliation – ou se révoltent – Indignados – ou le nouvel épisode d’une saga qui dure depuis trente ans, avec ses hauts et ses bas, mais que certains espèrent, compte-tenu de l’horloge électorale, particulièrement réussie…

Mobilisation préfectorale.

Si le Centre d’Analyse Stratégique (CAS) « espère une embellie sur l’emploi en 2030 » (lire précédente contribution « Où en serons-nous dans vingt ans ? »), les récentes nouvelles sur l’actuel front de l’emploi et ses évolutions pour 2012 sont nettement moins optimistes : « Chômage : hausse persistante et perspectives dégradées » titre Le Monde du samedi 27 août. A tel point que Xavier Bertrand va réunir tous les sous-préfets de France en septembre « pour mettre en place des plans d’action dans chaque bassin d’emploi ». Pour ce énième plan d’action, les missions locales doivent donc s’attendre selon le principe du billard à quatre bandes (N. Sarkozy – X. Bertrand – Sous-Préfets – missions locales) à être elles-mêmes convoquées car l’augmentation du chômage, depuis trois mois consécutifs, affecte particulièrement les jeunes et les seniors : « La hausse du chômage n’épargne aucune tranche d’âge. Elle est notamment forte chez les jeunes : pour les moins de 25 ans, le nombre de demandeurs d’emploi, reparti à la hausse en mai, progresse en juillet (+ 1,4% en catégorie A). » Les DE jeunes augmentant en juillet, on peut s’attendre à ce que cette progression se poursuive sinon s’amplifie à la rentrée, période traditionnellement plus marquée par les inscriptions à Pôle emploi, les vacances et l’insouciance – relative – étant passées. Notons également que l’on assiste aux premiers effets de la réforme des retraites puisque « l’allongement de la durée de cotisation nécessaire pour partir en retraite à taux plein conduit à un surplus de personnes actives », surplus estimé à 50 000 personnes par an. Augmenter le taux d’activité des seniors, qui est un objectif du Programme National de Réforme de la France (après le PNAE), participe donc d’une logique qui demeure mystérieuse. Dans les années soixante-dix, les Shadoks avaient comme particularité de pomper.

Shadoks

Le chômage augmente, y compris le chômage de longue durée et la durée moyenne de chômage (désormais 254 jours contre 222 il y a un an), et à l’un des bouts du système, celui de la sortie vers la retraite, ça bouchonne. Il y aurait comme un phénomène d’embolie… et les intermédiaires de la politique de l’emploi bodybuildés doivent s’attendre à pomper, pomper, pomper… A un horizon nettement moins long que l’étude prospective du CAS, « La conjoncture n’est pas bonne, marquée par une déprime de l’activité un peu partout dans le monde, notamment en Europe. Et ce ne sont pas les mesures de rigueur supplémentaires, imposées par le gouvernement pour tenir l’objectif de réduction du déficit public, qui sont de nature à contrer cette tendance. La question du chômage va donc demeurer au cœur des préoccupations des Français dans les prochains mois. » Ca promet.

PNR

Evoquant le Programme National de Réforme (PNR), on peut s’étonner que celui de 2011-2014, rendu public en avril dernier, n’ait pas eu ou du moins n’ait eu que très peu d’écho dans le petit monde des missions locales dans la mesure où ce document présente un caractère très structurant au regard des programmes et dispositifs que celles-ci devront mettre en place. Là encore, on observe qu’un système de veille et une réelle dynamique de R&D permettraient aux missions locales d’anticiper, de se positionner comme interlocuteurs crédibles et capables d’apporter leur pierre à l’édifice plutôt que d’être de simples exécutants et « opérateurs ».

Le PNR, document de 67 pages, trace les lignes de force de ce que devraient être les politiques publiques économiques, macro et micro, pour les cinq années à venir… même si, bien entendu, des inflexions pourront s’observer selon les résultats électoraux de 2012. Cependant il faut être conscient d’une certaine stabilité et continuité des axes européens, le PNR étant la traduction de la Stratégie Europe 2020 (adoptée par le Conseil européen le 17 juin 2010), elle-même dans la lignée de la Stratégie de Lisbonne. Résumons (1).

Après une étonnante formulation – « La stratégie Europe 2020 offre un aperçu de ce que sera l’économie sociale de marché… » (2) – la Stratégie Europe 2020 fixe des objectifs dans cinq domaines : l’emploi (une augmentation du taux d’activité avec 75% des 20-64 ans actifs occupés), la recherche et l’innovation (3% du PIB), le changement climatique et l’énergie (réduction des émissions de gaz à effet de serre et augmentation des sources d’énergie renouvelable), l’éducation (dont la question du décrochage scolaire), enfin la lutte contre la pauvreté (avec la notion d’« inclusion active »).

En découlant, le PNR de la France 2011-2014 présente, selon la terminologie européenne, les « lignes directrices » pour le volet macroéconomique, pour celui microéconomique et des politiques sectorielles et, enfin, pour « l’emploi et la lutte contre la pauvreté et l’exclusion » avec trois lignes directrices (7, 8 et 9). C’est de ce dernier volet que, principalement, les missions locales devraient être informées pour concevoir à l’échelle de leurs territoires respectifs les adaptations pertinentes.

La ligne directrice 7 vise à « accroître la participation des femmes et des hommes au marché du travail, à diminuer le chômage structurel et à promouvoir la qualité de l’emploi » ; la ligne directrice 8 fixe les objectifs de « développer une main d’œuvre qualifiée en mesure de répondre aux besoins du marché du travail et de promouvoir l’éducation et la formation tout au long de la vie » Une page est exclusivement consacrée au thème de « l’insertion des jeunes dans l’emploi ». Le diagnostic est connu : 135 000 jeunes chaque année sortant sans diplôme du système de formation initiale, « La transition du système éducatif vers l’emploi est identifiée comme l’obstacle majeur à l’insertion des jeunes dans l’emploi. » Les réponses :

« … inciter les entreprises à recourir davantage à l’alternance et rapprocher le statut des apprentis de celui des étudiants pour encourager les jeunes à poursuivre ce type de formation. »

« Concernant les entreprises de plus de 250 salariés, un système de bonus-malus dans le calcul de la contribution supplémentaire à l’apprentissage… »

« Compte-tenu des bons résultats atteints », le contrat d’autonomie est maintenu – 15 000 nouveaux contrats en 2011 – et « ciblé sur les départements où le dispositif a été le plus efficace. » No comments…

– Enfin, l’accord national interprofessionnel pour faciliter l’accès des jeunes au marché du travail, dont il a déjà été question ici, décliné par celui du 7 avril 2011 sur « l’accompagnement des jeunes demandeurs d’emploi dans leur accès à l’emploi » (décrocheurs, jeunes diplômés, préparation opérationnelle à l’emploi, lutte contre l’illettrisme) et par celui du 7 juin 2011 sur « l’accès des jeunes aux formations en alternance et aux stages en entreprise » (développement de l’alternance, encadrement des stages…).

On le constate, hormis l’alternance qui est l’alpha et l’oméga, finalement assez peu de choses… sinon qu’il ne faut pas se limiter à cette rubrique « jeunes » mais, à partir des thèmes transversaux qui lui succèdent, combiner les paramètres propres à cette classe d’âge avec la lutte contre les discriminations, l’égalité professionnelle entre femmes et hommes, la sécurisation des parcours professionnels et des « transitions sur le marché du travail »… pourquoi pas « l’amélioration de la qualité de l’emploi et des conditions de travail » de telle façon à ne pas considérer qu’un emploi décent serait réservé aux plus âgés…

Pénitents.

Toujours dans Le Monde du 27 août, une double page centrale est consacrée aux « Bergeries de la Sarkozie ». Edifiant. On y découvre le domaine de Murtoli, en Corse du sud, lieu très prisé de villégiature de nos ministres (« Frédéric Lefebvre est un habitué de Murtoli… »)… mais également des truands, Le Monde parlant même de « gros voyous ». Les quatorze bergeries du domaine, louées de 4 900 à 22 800 euros la semaine, ne désemplissent pas : « Les bergeries sont aussi un repaire du pouvoir. Pensez ! François Barouin, ex-ministre du budget devenu celui de l’économie, y réveillonnait lors des dernières vacances de Noël. Si Marrakech est plutôt de gauche, Murtoli est très clairement de droite. Et une destination très prisée en ces temps tourmentés où Nicolas Sarkozy a recommandé à ses ministres de ne pas quitter l’Hexagone, après que quelques-uns se sont compromis lors de vacances récentes au Maghreb, à la veille des révolutions arables. Murtoli est une villégiature idéale lorsque la crise fait rage et que la consigne est d’éviter le bling-bling. » A avoir en tête lors des prochaines apparitions télévisées où, contrits et compassés, quasi-pénitents, les mêmes responsables politiques viendront annoncer qu’il faut se serrer la ceinture. « Le niveau de vie des plus aisés augmente, celui des plus modestes baisse, la pauvreté s’accroît. », titre Le Monde du 30 août ajoutant, sur la base d’une toute nouvelle étude de l’INSEE, que la crise économique a eu un impact sur le niveau de vie de l’ensemble des ménages français, mais « ce sont les plus modestes » d’entre eux qui ont été « les plus touchés ». Ainsi le niveau de vie des plus modestes a baissé entre 2008 et 2009, alors que, dans le même temps, celui des ménages les plus aisés a continué d’augmenter, même si, pour certains d’entre eux, c’est moins rapidement que les années précédentes. Cette étude révèle également une progression du nombre de personnes pauvres (+ 337 000 soit 8,17 millions) et de la proportion de personnes ayant un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté (+ 0,5 point).

Commedia dell’arte.

Ceci étant, Le Monde titre environ 405 000 exemplaires. En moyenne, les séries de TF1 et de M6 drainent entre quatre et cinq millions de téléspectateurs, soit dix fois plus. Pour la paix sociale, il vaut effectivement mieux encourager les addictions aux programmes de télévision qui produisent du « temps de cerveau disponible » : « Le téléspectateur ou la téléspectatrice perd sa capacité, son pouvoir personnel de réflexion. {…} Le flux continuel d’images interrompt et empêche la communication et la réflexion. L’incessant déversement de programmes suscite une adhésion immédiate, qui génère le silence. Marie-José Mondzain explique ce processus : » Quand on est privé de la  possibilité de faire la différence entre ce qu’on voit et ce que l’on est, la seule issue est l’identification massive, c’est-à-dire la régression et la soumission. » Le réel devient ce que l’on voit. » (3) La consolation, c’est qu’on imagine que, dans leur bergerie à n milliers d’euros la semaine, lorsque les locataires de Murtoli ghettoïsent entre eux, certains qu’on ne les voit pas, quelle ambiance ! Que de rires et de bonne humeur… d’autant plus que ce Jacquouille de Christian Clavier fait lui aussi partie des habitués ! Tout compte fait, contrairement aux principes de l’éducation populaire, l’inculture est le meilleur rempart, sinon de la démocratie, du moins d’une relative léthargie sociale.

Sieste.

Léthargie sociale abondée par la désaffection pour la chose politique puisque, pendant ce temps, le baromètre 2010 du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris) sur le thème de « la confiance en politique », montre une amplification croissante de la défiance à l’égard des élus territoriaux, les maires restant les seuls au-dessus de la moyenne (52% font confiance), mais avec une perte de 13 points en un an. Pour 83% (+ 2 en un an) des Français, les responsables politiques « se préoccupent peu ou pas du tout de ce que pensent les gens comme nous ». Enfin 57% (+ 9 en un an) estiment « que la démocratie ne fonctionne pas très bien ou pas bien du tout ». Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. On ne sait pas pour combien de temps mais, basta, tant que ça tient, ça tient.

A suivre.

(1) Certains pourraient sans doute être tentés de penser qu’une dynamique de R&D est réservée à des « sachants ». C’est une erreur. Ce serait intérioriser une posture instrumentalisée. Comprendre la généalogie des politiques de l’emploi et saisir leur logique interne devrait, selon nous, faire partie des pré-requis de tout intermédiaire, précisément, des politiques de l’emploi et, à ce titre, pourrait parfaitement être proposé, même promu, dans les programmes régionaux de formation. « Etre acteur » ne peut être incantatoire et, pour éviter ce risque de mots creux et valises qui ne disent rien de plus que leur énoncé, le premier pas est la connaissance. Par exemple, face à la « mobilisation » préfectorale de la rentrée, des interlocuteurs de missions locales maîtrisant la Stratégie Europe 2020 et le PNR français ne seraient pas superfétatoire…

(2) Souligné par nous. Le titre de la synthèse est « Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive »L’intelligence se décline en efforts pour l’innovation (« … que les idées innovantes puissent être transformées en produits et services créateurs de croissance et d’emplois »), pour (sic) une « jeunesse en mouvement » (renforcer la performance des systèmes éducatifs et faciliter l’entrée des jeunes sur le marché du travail) et pour « une stratégie numérique » (déploiement de l’internet à haut débit). La durabilité correspond aux préoccupations écologiques (faible émission de carbone, énergies renouvelables, modernisation du secteur des transports…) et « à soutenir le développement d’une base industrielle forte… » (il est temps !). L’inclusion renvoie, d’une part, à la formation tout au long de la vie, à une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et à la mobilité professionnelle et, d’autre part, à la lutte contre la pauvreté (« … que les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale se voient donner les moyens de vivre dans la dignité et de participer activement à la société. »). « Qui pourrait être contre ? », a-t-on envie de dire… Reste que, au choix, a) les faits sont têtus b) l’enfer est pavé de bonnes intentions et que l’on ne peut qu’être surpris entre le discours et la réalité.

(3) Fabrice Retailleau, « La télévision isole, renferme, aliène », 16 juillet 2007.

Le plaisir dans l’attente…

Denis, alias « pioupiou44 » transmet ce lien vers lemonde-emploi.blog avec un facétieux commentaire: « Sympa, je serai normalement proche de la retraite. Je vais dire ça aux jeunes en entretien quand j’aurai terminé mes vacances, je suis sûr que ça va leur faire plaisir ! » De quoi se régale Denis ? De l’annonce par le Centre d’analyse stratégique (CAS) d’une – sic – « embellie »… – re-sic – « à l’horizon 2030 », pas moins ! A défaut d’une actualité incitant à l’optimisme – augmentation du nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A de 36 100 au mois de juillet 2011 pour atteindre 2, 7 millions de personnes – le CAS « qui s’est penché sur l’évolution du marché du travail et de l’emploi à plus long terme estime que les mutations du marché du travail en cours donnent des raisons d’espérer une embellie sur l’emploi à l’horizon 2030. »  C’est ce que révèle leur étude prospective intitulée Le travail et l’emploi dans vingt ans, publiée début juillet.

Prédiction aléatoire.

Bien, considérant que les futurologues sont en principe bons pour tout sauf pour le futur, il convient d’être prudent sur cet espoir d’embellie différée, hypothèse parmi tant d’autres… d’autant plus que, dans l’avant-propos, le directeur général du CAS Vincent Chriqui prévient : « Malgré cela, ce rapport ne nous montre pas un avenir noir. Plus complexe sans doute, avec des schémas et des équilibres anciens, déjà mis à mal aujourd’hui et amenés à s’affaiblir encore, mais aussi ouvert sur de nouvelles perspectives. » (p. 4) Dès lors que, s’il ne fallait retenir qu’une seule caractéristique de la complexité, ce serait l’aléatoire, l’incertitude, on conçoit assez bien que l’exercice de prospective, pourtant indispensable, est risquée… a fortiori à vingt ans alors que, déjà, « on ne sait pas de quoi demain sera fait » : rappelons-nous l’imprévisibilité de la crise de 2008, du printemps maghrébin, etc. Le futur est un cocktail inconnu entre le prévisible et l’imprévisible, prévient Edgar Morin. Bref, il y a de la marge.

Toutefois et peut-être paradoxalement (sans même évoquer le fait que, accélération de l’obsolescence des productions scientifiques aidant, peu nombreux seront ceux qui songeront à vérifier dans vingt ans la pertinence des analyses !), il est sans doute un peu moins risqué (1) de se projeter sur le long terme que sur le court car, si des (r)évolutions peuvent survenir rapidement et à tout moment (effets émergents), le raisonnement à deux décennies peut s’appuyer, relativement, sur des évolutions tendancielles lourdes, avec une assez forte inertie, donc plus susceptibles d’intervenir (2). Il est par exemple aussi probable que les dynamiques de sécularisation et d’individualisation se poursuivent, hormis quelques hoquets mystiques ou ethno-communautaires, qu’il est improbable que nous revenions à un système « communautaire – mécanique » pour reprendre la typologie wébérienne. Ajoutons à cela qu’apprécier une telle étude prospective sans se dégager des aléas du présent reviendrait à coup sûr à invalider ses propositions. Ainsi, en conclusion de cet avant-propos, il est écrit que le CAS « s’est attaché à apporter des réponses concrètes à ces enjeux, en tenant compte du contexte actuel (sortie de crise, réduction des déficits publics)… » Publié en juillet 2011, cette étude fût donc achevée avant la énième réplique estivale de crise, des bourses déboussolées : oserait-on dire aujourd’hui que nous sommes « en sortie de crise » ? Certainement pas. Quant à la réduction des déficits publics, le discours d’un Premier ministre est comme le vol d’une hirondelle… dont on sait qu’elle ne fait pas le printemps.

De ce copieux rapport (301 pages), retenons quelques informations, sinon essentielles du moins importantes pour les acteurs sociaux de l’insertion, ainsi que l’ouverture sur la thématique – un paradigme ? A voir – de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Sélection par définition partielle et certainement partiale. Assumons… et renvoyons les courageux lecteurs à la lecture exhaustive des cogitations du CAS.

La tune.

A la question « Pourquoi travaille-t-on ? », le CAS répond classiquement par les trois dimensions du rapport au travail : « instrumentale » pour gagner sa vie, « sociale » pour s’intégrer dans la communauté humaine et « symbolique » pour s’accomplir. Si les dimensions sociale et symbolique (le CAS n’use pas de ces termes) « se maintiendraient sur la base de la poursuite de la diffusion du travail intellectuel {qui devrait peu concerner les jeunes non diplômés}, des préoccupations grandissantes de bien-être au travail ainsi que du développement de la dimension relationnelle du travail (relation de service). » Et le CAS ajoute : « … des évolutions à la marge des motivations du travail, notamment de la part des jeunes générations, pourraient conduire à renforcer la dimension instrumentale du travail. » Etonnant ce « à la marge des motivations du travail » alors qu’il s’agit bien de l’épicentre du rapport à la valeur travail : si, pour des raisons objectives (contrats précaires en particulier), les jeunes surinvestissent la dimension instrumentale (exprimé correctement « gagner sa vie », plus communément « bosser pour la tune »), ce sera évidemment aux dépens des deux autres dimensions et, de la sorte, la notion de « métier » risque de s’affaiblir encore un peu plus, remplacée par celle d’« emploi » ou de job. Ce n’est pas rien en termes de capacité à mobiliser un jeune sur un projet qui, de professionnel, se résumerait à d’emploi…

Mercenaires.

Le CAS annonce d’ailleurs qu’« on devrait s’orienter, sur le marché du travail, vers une redistribution des actifs en trois groupes, avec des salariés sécurisés/protégés, des salariés mercenaires/travailleurs libéraux à revenus variables et des salariés précaires formant un volant flexible »… (3) avec, on l’imagine, fort peu de chances pour que les jeunes usagers de missions locales (ou ce qu’elles seront devenues) appartiennent au premier groupe, ni soient des travailleurs libéraux : il leur restera la perspective de devenir mercenaires ou salariés précaires, les deux rôles étant d’ailleurs interchangeables. Ainsi, les intervenants sociaux vont devoir faire preuve d’un talent à toute épreuve pour motiver leurs jeunes et pour trouver en eux-mêmes la force de faire le deuil d’un idéal d’insertion qui combinait, en ces temps où l’on pouvait encore rêver, projet de vie et projet professionnel.

Flexibilité, discontinuité.

Sans surprise, les conditions de travail devraient évoluer vers plus de flexibilité, « un brouillage des frontières des entreprises, le développement du travail en réseau », des transitions professionnelles fortement déterminées par les « politiques de flexisécurité qui vont s’intensifier ». Rien de nouveau à vrai dire, sinon la confirmation de ce que Dominique Charvet écrivait dans Jeunesse, le devoir d’avenir : « Vivre dans l’immédiateté les mouvements de fond qui changent la société renforce le sentiment de la fin des stabilités et la nécessité, pour la collectivité, de penser l’avenir davantage en termes de développement qu’en termes de protection et de reproduction, pour les individus, d’apprendre à gérer leurs trajectoires de vie dans et malgré les incertitudes et donc à développer leurs capacités propres d’innovation. » (4) Exit, donc, le modèle ternaire « formation – emploi – retraite » pour, désormais et encore plus demain, des parcours non linéaires sinon erratiques qui, assez facilement, pourraient basculer dans le chaotique dans la mesure où cette « capacité à gérer » sa trajectoire de vie est d’autant plus aisée que l’on dispose des capitaux requis (culturel, social, économique, symbolique)… ce qui, précisément, n’est pas la principale caractéristique des jeunes mis en difficulté. Le problème de ces trajectoires à qui l’on promet l’instabilité est qu’on les imagine se concluant progressivement par la stabilité : du processus à l’état, de la jeunesse à l’adultéité. Or « on peut distinguer des « transitions » positives (celle qui, par exemple, conduit un jeune à intégrer un emploi durable après quelques petits boulots) et des « transitions » régressives (celle qui peut, par exemple, conduire certains à la désaffiliation sociale après un licenciement suivi de quelques missions d’intérim). » (5) Le CAS note d’ailleurs que « la poursuite de la porosité des différents temps sociaux se traduira par une transformation durable de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, source de difficultés si des politiques d’articulation ne sont pas mises en place dans les entreprises et dans les territoires. Parallèlement, ces évolutions accentueront les problèmes d’identification et de mesure du temps de travail. »

Si, pour le CAS, « La recherche d’efficacité économique et l’amélioration de la qualité de service nourrissent ces évolutions organisationnelles », on peut s’interroger sur la contradiction, voire l’opposition irréductible, entre l’amélioration de la qualité de service et l’instabilité (nommée « transitions professionnelles » ou « mobilité ») alors que la qualité de service exige au contraire une stabilité (6), le mercenaire ou chasseur de primes (« serial worker ») offrant bien moins de garanties que le salarié disposant d’une ancienneté, qui est aussi une expérience. Ceci sans même évoquer le retour sur investissement attendu des employeurs qui, investissant dans la formation de leurs salariés, n’apprécient que très médiocrement de les voir partir, une fois formés, à la concurrence. Quant au fait que la lean production – littéralement « production dégraissée » – devrait avoir des « conséquences plutôt favorable aux salariés et à l’efficacité productive », cela participe en ce qui concerne le bien-être des salariés plutôt du vœu pieu ou du postulat… par définition indémontable. Le tout, n’est-ce pas, est d’y croire.

Perdre sa vie à la gagner.

Le CAS reconnaît d’ailleurs que, d’une part, « les conditions de travail se sont dégradées dans les années 1980 et 1990 puis {que} cette dégradation a connu une pause », ce qui n’est pas synonyme de diminution et que, d’autre part, « de nouveaux risques peuvent apparaître en matière de santé au travail, notamment liés aux nouveaux produits ou aux nouveaux procédés industriels. » Mais, optimiste, il poursuit : « Toutefois, notamment sous la contrainte de l’allongement de la durée d’activité et du vieillissement de la population active, on pourrait connaître une phase d’amélioration grâce à un renforcement des politiques de prévention des risques professionnels. » Raisonnement pour le moins étonnant a minima pour deux raisons. Si les actifs occupés vieillissent, il est plus que probable que leurs résistances aux risques professionnels, au burn-out, diminuent corolairement et que, subséquemment, les risques professionnels s’amplifient… d’autant plus que le CAS considère que « la pause dans la baisse séculaire de la durée annuelle du travail se maintiendrait au cours des vingt prochaines années. » On est loin de la semaine de quatre jours plaidée par Pierre Larrouturou… (7) Par ailleurs, si l’on considère que la médecine du travail devrait être une organisation majeure dans ce rôle de prévention des risques professionnels, force est de constater que sa démographie n’est pas à la hauteur des ambitions : en 2009, on recensait en France 6874 médecins du travail contre 7359 en 2004 (8) ; en avril 2010, un rapport consacré à la formation des professionnels de la santé au travail et à l’attractivité de ses métiers a été remis aux ministres compétents. On peut lire dans ce rapport, La santé au travail. Vision nouvelle et professions d’avenir (9) : « La médecine du travail est en danger. D’ici cinq ans, si rien n’est fait pour aider les professionnels de la santé au travail à anticiper les départs à la retraite des praticiens et des enseignants hospitalo-universitaires, ce dispositif unique au monde, qui concerne en France près de seize millions de salariés, pourrait s’éteindre, faute d’expertise et de perspectives. La discipline est en crise. Elle est depuis longtemps jugée peu attractive, et aujourd’hui les étudiants en médecine s’interrogent sur son avenir. Les médecins du travail, qui pâtissent d’une image sociale peu flatteuse, désespèrent d’un métier dont ils connaissent pourtant les atouts et mesurent les potentialités. Déjà confrontés à l’impossibilité de remplir l’ensemble des missions que leur a confié le code du travail, certains ne reconnaissent pas le métier qu’ils ont choisi dans ce qu’ils vivent ou ne se reconnaissent pas dans les évolutions annoncées. Beaucoup se sentent atteints dans leur conscience professionnelle de ne pas pouvoir consacrer le temps qui leur paraît nécessaire aux salariés qui en ont le plus besoin. »

Etre heureux au travail, parce que protégé, n’est donc pas à l’ordre du jour immédiat, en tout cas si on ne s’en tient pas aux déclarations d’intention, d’autant plus que le CAS reconnaît que « s’agissant du poste de travail lui-même, peu de progrès sont attendus dans la prise en compte des enjeux ergonomiques et RH des espaces de travail dans un contexte de standardisation des postes de travail. » S’il n’est pas envisagé d’améliorations sensibles en termes d’ergonomie et de gestion des ressources humaines alors que la tension issue de l’exigence de productivité sera plus forte et que l’individualisation des tâches et responsabilités s’accentuera, on éprouve quelque difficulté à concevoir ce qui fonde l’optimisme, certes mesuré, du CAS : « une phase d’amélioration »… Ah bon, pourquoi ?

Picsou

En tout état de cause, tant que le logiciel économique n’aura pas été radicalement changé (nouveau paradigme, métamorphose), c’est-à-dire tant que les revenus du capital demeureront (largement) plus profitables que ceux du travail, c’est-à-dire tant que sera encouragée la spéculation des grands mais aussi des petits qui, en tentant par des placements de grignoter quelques euros dont la traduction du succès correspond à des licenciements et des plans sociaux, la recherche du profit, que l’on peut appeler également cupidité, ne sera que médiocrement compatible avec le bien-être au travail : pas plus qu’on n’a jamais trouvé une entreprise décidée à faire moins de profit, rien, absolument rien, n’empêchera des Picsou de considérer qu’ils ont assez gagné. L’homo sapiens est aussi demens… et c’est avec lui que les acteurs de l’insertion, réformistes par généalogie – l’éducation populaire, théorie du changement, n’opte pas pour la table rase – et par nécessité professionnelle – « vivre en intelligence avec le système… » – s’ils ne le sont par conviction, doivent composer.

Scénarios.

Le CAS a imaginé deux scénarios, « Accélération technologique et sociétale », rien de moins, et « Rééquilibrage et volontarisme des acteurs », mais « dans tous les cas, la fragmentation du travail et de l’emploi ainsi que l’éclatement « des mondes du travail » devraient se développer, avec la poursuite de la remise en cause des « unités » (de lieu, de temps, d’action). »

Le premier scénario recouvre grosso modo un individualisme accentué, pondéré à la marge d’un zapping affinitaire pour quelques intérêts partagés dont le green business sur fond d’émotion écologique et de Nimby (« not in my back yard » : pas dans mon arrière-cour), les TIC, la pression concurrentielle et ce que cela signifie en termes d’organisation du travail et de compétition compte-tenu des « impératifs » de productivité. Il « dessine notamment les contours d’un univers travail-emploi marqué par un modèle de croissance fondé sur l’économie de la connaissance, numérique et verte, et dans lequel on observe un développement important des nouvelles formes de travail et de formation {…} permis notamment par l’usage développé des TIC. Sur le plan sociétal, l’individualisation des comportements s’accentue et la société civile joue un grand rôle ; les préoccupations environnementales se diffusent et se renforcent et les consommateurs (individuellement ou structurés en collectifs autour du concept de consommation durable et responsable) exercent des pressions fortes sur les entreprises. »

Plus apaisé et régulé, le second scénario appelle des notions plus systémiques-humanistes : coopération, délibération (l’« agir communicationnel » d’Habermas), homéostasie, reliance… tout ceci étant « basé sur l’avènement de nouveaux équilibres favorables à une moindre pression sur le travail et l’emploi en France. » Une régulation politique (gouvernance européenne) infléchit la pression concurrentielle et « l’ensemble des acteurs (partenaires sociaux, Etat, société civile) retrouve des marges de manœuvre pour agir sur la base d’intérêts partagés, permettant l’émergence de nouvelles formes de coopération et de corégulation au niveau national. Ces dernières favorisent l’employabilité et la mobilité des travailleurs, ainsi que le développement de formes d’organisation du travail apprenantes et collaboratives. »

Dans l’un et l’autre cas, n’exagérons pas, il ne s’agit pas de décroissance car « le maintien ou l’amélioration de la compétitivité apparaît comme un enjeu central. » Cependant tout évolue, y compris la compétitivité qui, probablement au regard des dégâts humains et environnementaux de ce dogme que chacun a pu constater, ne se conçoit plus sans le social. On pourrait ironiser de cette « vérité révélée » aux économistes de la onzième heure mais, après tout, il vaut mieux tard que jamais. Ainsi, « Au-delà des enjeux pour l’entreprise et pour les salariés, c’est plus largement un objectif de cohésion sociale qui doit être poursuivi en même temps que celui de compétitivité. » On sent poindre le nez du développement durable (développement économique, attention environnementale et justice sociale) ou, pour simplifier, la nécessité d’humaniser l’économie (peut-être à la façon du management qui, atteignant les limites de l’OST – organisation scientifique du travail – trouva fort opportunément sur son chemin les apôtres de l’Ecole des relations humaines : Mayo, Maslow…). En fait, trois axes de propositions sont dégagés de cette dialogique « compétitivité économique – cohésion sociale » :

Adapter les politiques de l’emploi…

– « Améliorer les outils existants plutôt que d’en créer de nouveaux » (éviter le syndrome du mille-feuilles), singulièrement « par un meilleur ciblage voire, pour une partie des mesures, par un ciblage davantage marqué sur les publics éloignés de l’emploi »… ce qui, pour qui a un peu la mémoire des politiques publiques de l’emploi (PNAE, PNR …) n’est pas d’une originalité folle.  Le ciblage, en effet, n’est guère nouveau et, à force de cibler, les intermédiaires des politiques de l’emploi deviennent des archers. Sans aller jusqu’à dénoncer « le cancer social de l’assistanat », le CAS se méfie des « dispositifs passifs (indemnisation) ou occupationnels (usage des formations ou des contrats aidés non marchands en bas de cycle) » et préconise de réfléchir « sur la qualité du profilage des demandeurs d’emploi et sur la segmentation par catégories aujourd’hui trop larges (« jeunes », « seniors », etc. » Segmenter plus finement la catégorie « jeunes » reviendrait par exemple à classer ceux-ci dans des classes telles que « jeunes diplômés », « jeunes non qualifiés », « jeunes handicapés », etc. Outre qu’aujourd’hui des organismes sont déjà spécialisés sur la base de ces spécificités mais que, au regard de l’article 13 de la loi de cohésion sociale, ce sont bien les missions locales qui sont en charge de concevoir et de mettre en œuvre une politique d’insertion pour tout jeune, quels que soient son niveau et sa qualification, rencontrant des difficultés d’insertion, on peut légitimement craindre qu’une telle division du social produise des effets pervers de ghettoïsation et obère sérieusement les chances d’insertion des jeunes distribués dans les plus mauvaises classes. L’approche globale, comprise comme répondant à tous les besoins et quelles que soient les populations dès lors qu’elles sont jeunes, et pilotée par une mission locale qui mobilise un partenariat d’intervenants spécialisés est, de toute évidence, bien plus adaptée : segmenter de plus en plus finement la population jeune reviendrait à structurer une offre elle-même composée d’experts par domaine, donc incapables d’apporter des réponses multidimensionnelles. A coup sûr, assez rapidement et face aux incommunicabilités, on serait contraint d’inventer une coordination et un pilotage recréant… une mission locale !

– « Disposer d’une panoplie d’outils réversibles pour gérer les prochains chocs conjoncturels »… avec ce bizarre qualificatif « réversible », signifiant « qui peut se produire dans les deux sens » alors qu’il eût été plus pertinent de parler de « récurrent » puisqu’il s’agit de « capitaliser sur les expériences passées » ;

– Enfin, plutôt qu’une gestion du chômage de masse et de ses effets, centrer davantage « sur l’appariement offre – demande sur le marché du travail (avec pour concepts clés : orientation, formation, attractivité, accompagnement des transitions et mobilités professionnelles »… le b-a-ba de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territorialisée, cet énoncé ne signifiant pas toutefois que les réponses d’adéquation offres – demandes soient simples, y compris pour tout ce qui concerne l’attractivité de certains métiers : « Il appartient d’abord aux employeurs de déployer des politiques de recrutement suffisamment attractives et de motivation/fidélisation de la main d’œuvre. {…}… de développer une politique de communication pour réhabiliter leurs métiers. »

Cette GPEC territoriale impliquant par définition « une politique de l’emploi davantage adaptée aux besoins des territoires » permet au CAS de remettre en cause le principe de l’égalité territoriale : « Une territorialisation accrue des politiques amène aussi à accepter que certains dispositifs soient présents sur certains territoires et pas sur d’autres. » La formulation peut choquer puisque ébranlant l’égalité de traitement, elle-même constitutive de la mission de service public, mais force est de constater que, aujourd’hui, tel est déjà le cas : dès lors que la politique d’emploi mobilise les acteurs politiques locaux, a fortiori pour une mission locale qui ne peut être que décidée par la collectivité, les moyens varient d’un territoire à pour mettre en œuvre des dispositifs et mesures, y compris nationaux. Ainsi les subventions des communes et des EPCI s’échelonnent de un à dix, soit de 0,40 euro à 4 euros par habitant et par an, sans même prendre en compte les moyens immobiliers mis ou non à disposition. La seule égalité de traitement possible est celle que l’équipe professionnelle peut garantir à tous les jeunes qui frappent à la porte de sa mission locale. Par contre, sous couvert d’une « tendance à l’individualisation », le CAS envisage « la question des « chèques individuels » remis au salarié ou au demandeur d’emploi, lorsqu’un besoin est identifié, qu’une action est prescrite, mais qu’on souhaite laisser l’individu choisir l’opérateur auquel il va s’adresser pour la mise en œuvre concrète de cette action. » Dans cette configuration, l’insertion deviendrait très rapidement un marché tendu où le demandeur d’emploi serait effectivement un client en direction duquel, ce n’est pas de la science-fiction, les structures et opérateurs adresseraient des messages publicitaires… Bad trip.

Plaidant pour une approche bottom-up, ascendante, partenariale, le CAS promeut explicitement le principe des appels à projets favorisant « une logique de co-financement des actions menées par d’autres acteurs que l’Etat (collectivités locales, partenaires sociaux, entreprises, autres acteurs locaux…) et induire ainsi une logique plus systématique d’« effet de levier ». » Evidemment, derrière de voeu d’une « logique davantage partenariale », la recherche d’efficience n’est pas absente et l’on est en droit de s’interroger sur une amplification d’appels à projets qui, progressivement, se substitueraient au financement pérenne et structurel…

Sécuriser les parcours professionnels : voici une thématique qui, pour le CAS, prend d’autant plus d’importance que « au cours des vingt prochaines années, la mobilité professionnelle devrait continuer à se développer. » Le CAS invite ainsi à « creuser l’idée d’un compte individuel social » – CIS – qui reviendrait à regrouper pour chaque individu l’ensemble de ses droits sociaux (compte épargne temps, droit individuel à la formation mais également droits à la retraite, couverture santé et prévoyance, validation des compétences, épargne salariale, assurance chômage, etc.).  Il s’agit donc de constituer un package de ce qui est dispersé et de renforcer l’individualisation en attachant les droits à la personne plutôt qu’à l’emploi, ceci s’inscrivant dans la logique des propositions d’Alain Supiot dans Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du travail en Europe (10). Ce compte serait renseigné par « de nombreux acteurs : l’entreprise, Pôle emploi, les organismes agissant dans le champ de l’orientation, de la formation ou réalisant des bilans de compétence… Autrement dit, tous ceux qui détiennent des informations ouvrant des droits. » Appliquant le précepte cartésien « partir du petit pour aller vers le grand », le CAS envisage une montée en charge progressive, depuis le regroupement de « certains dispositifs existants sous une bannière commune » ; puis une « deuxième étape, à relativement court terme {qui} consisterait à créer véritablement un compte individuel social, permettant une certaine fongibilité entre les dispositifs » toujours à partir du prisme de l’employabilité ; enfin une troisième étape « à long terme, et probablement sous conditions, consisterait à faire du compte social un véritable compte unique, au champ très large et individuel dans toutes ses dimensions… » Le CIS est sans doute une proposition forte – justifiant une quinzaine de pages du rapport, pp. 253-269 – dont on voit les avantages (connaissance des droits par les personnes, meilleure articulation entre des dispositifs cloisonnés, etc.) mais dont on devine aussi les dangers (quelle sécurité dans l’accès aux informations ? une individualisation maximale qui atomise les individus…). On peut imaginer que, dans le champ de l’insertion des jeunes, le portefeuille de compétences correspondrait à la première étape de ce  CIS. Reste à ce que cet outil soit partout effectif… ce qui est loin d’être le cas.

Favoriser la qualité du travail, notamment face aux risques psychosociaux, en informant mieux « les entreprises sur l’intérêt financier de prévenir et de réduire les risques professionnels », mais également en améliorant la gouvernance d’entreprise par « la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration », par un « mode de rémunération des dirigeants {…} prenant en compte la performance de long terme et la performance sociale » et par « la promotion de l’actionnariat de long terme. » Avec cet objectif d’amélioration de la qualité du travail, le CAS met l’accent sur une notion qu’il serait largement temps, selon nous, de travailler dans le champ de l’insertion : la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). « … la RSE est au cœur du rôle et des enjeux de l’entreprise et de l’articulation entre compétitivité et développement sociétal. »

Poule

Indiquons d’emblée notre position, guère différente sur le fond de celle développée en 2004 dans le tome 2 des Bricoleurs de l’indicible lorsque nous plaidions pour une « qualité intelligente » (11) : autant nous ne pouvons que nous féliciter que les entreprises du secteur marchand se préoccupent de social et de sociétal, dès lors que cet intérêt ne se limite ni à un effet de mode, ni à un toilettage de marketing saupoudré de vert qui fondamentalement ne changerait rien, autant on s’étonnera que la RSE ne soit pas plus portée par les associations et, plus généralement, par l’économie sociale et solidaire (ESS) dans la mesure où ses thèmes constitutifs s’inscrivent de longue date dans son paradigme et dans son projet sociétal. Bref, pour nombre d’entreprises du secteur marchand la RSE est connue alors que, par exemple dans le secteur de l’insertion, elle l’est paradoxalement assez peu, en tout cas insuffisamment. Parler de RSE avec des acteurs de l’insertion peut dans certains cas susciter de l’intérêt, dans d’autres de la méfiance (nouvel écran de fumée pour dissimuler une entreprise de normalisation ?), dans d’autres enfin évoquer le chaînon manquant darwinien… avec votre interlocuteur aussi expressif qu’une poule devant un couteau suisse.

Volapük

Pourtant s’approprier la RSE devrait être considéré comme un enjeu fort pour les missions locales (12), au moins selon deux perspectives. D’une part et comme indiqué, les missions locales appartenant au champ de l’ESS ont toute légitimité pour trouver dans la RSE un référentiel cohérent, qui réinsuffle du sens… ce dont le travail « avec autrui » (plutôt que « sur autrui » comme en parle François Dubet – 13) a bien besoin au regard de la pression programmatique, des injonctions quantitatives, etc. D’autre part, elles disposeraient d’un vocabulaire commun avec nombre d’entreprises pour lesquelles, encore une fois, la RSE n’est pas un acronyme étrange extrait d’un volapük partagé par quelques initiés, voir envahisseurs au petit doigt raidi. Parler le même langage, sans pour autant sacrifier au vocabulaire industriel (« process », « opérateur »… pas plus d’ailleurs qu’au commercial – « offre de services », « prestations »…- ou encore qu’au médical – « prescription », « diagnostic »-), n’est sans doute pas totalement inopportun alors que toutes les missions locales conçoivent des stratégies de meilleure perméabilité avec le secteur marchand. C’est même un point de départ plus que pertinent.

La RSE, un chantier majeur auquel s’atteler.

Avec les limites inhérentes au travail de prospective ainsi que du fait de certains postulats (compétitivité, interruption de la diminution du temps de travail, allongement de la durée d’activité…) auxquels pourrait être opposé, par exemple, le partage du travail, l’étude du CAS présente toutefois l’intérêt de scénarios du futur avec une plus forte perméabilité des univers économique et sociétal, la RSE étant présentée comme une voie possible de cette négociation permanente entre les deux parties de cette dialogique qui, de toute façon, ne peut être dissociée par des professionnels de l’insertion fondant leur action, précisément, sur l’indissociabilité, sur l’approche globale ou holistique ou systémique. Y compris dans une phase critique de déconstruction de la RSE (14) pour ensuite la reconstruire en y introduisant la logique propre des acteurs de l’insertion, jeunes et professionnels, la question est désormais celle de la capacité stratégique du réseau des missions locales à organiser les phases délibérative et propositionnelle. A défaut – devra-t-on dire « une fois de plus » ? – les missions locales subiraient les évolutions sociétales et économiques sans pouvoir peser dessus… Un chantier majeur est donc ouvert – RSE mais aussi ISO 26000 dont il faudra bien parler (15) -, qui concerne l’avenir et la posture des missions locales : instrument de politiques publiques décidées en-dehors d’elles – et, dans ce cas, l’on n’a pas fini d’entendre la plainte de l’instrumentalisation – ou acteur du changement social qui, de toute façon, est à l’œuvre… et même de façon « accélérée » si l’on songe au scénario n° 1.

A suivre donc. Sans doute ici et, on l’espère, dans les instances ad hoc.

 (1) Un peu moins risqué car vingt ans c’est beaucoup à la vitesse où évoluent la société, la technologie… Rappelons-nous qu’il y a vingt ans le web balbutiait.

(2) Même si le CAS, dans la conclusion de sa synthèse, dit « éviter un « scénario tendanciel » en tant que tel : la prolongation des tendances ne fait pas nécessairement un scénario cohérent et ne constitue pas, excluant toute rupture, le scénario central ou le plus probable. » Identifiant « un certain nombre de dynamiques déterminantes » (diffusion des TIC, accroissement de la mobilité, développement du travail en réseau, etc.), le CAS les considère comme « suffisamment fortes pour persister dans les décennies à venir » et bâtit ses scénarios sur celles-ci… ce qui revient bien à un raisonnement par projection tendancielle. En tout état de cause, on voit difficilement, hormis la science-fiction, comment se représenter l’avenir sans s’appuyer sur un présent orienté depuis des années par telle et telle évolution : « Or, le futur naît du présent. C’est dire que la première difficulté de penser le futur est la difficulté de penser le présent. » Edgar Morin, Pour sortir du XXè siècle, 1981, Nathan. Enfin, dans sa présentation du premier de ses deux scénarios, le CAS écrit qu’il fait « l’hypothèse d’une accentuation significative des dynamiques à l’œuvre, « poussant » les tendances en cours… », ce qui, on en conviendra, est exactement la définition que l’on donnerait d’une projection tendancielle.

(3) Le CAS propose donc une segmentation en trois groupes alors qu’habituellement on raisonne sur une distribution en quatre groupes distribués du centre à la périphérie : au centre, les « manipulateurs de symboles » disposant de tous les capitaux pour réussir ; puis les inclus (insiders) correspondant aux salariés protégés ; enfin les précaires et, à l’extrême périphérie, les surnuméraires (outsiders). Il est vrai qu’il s’agit du marché du travail et que ces derniers en sont durablement exclus…

(4) Rapport de la commission présidée par Dominique Charvet, Jeunesse, le devoir d’avenir, Commissariat Général du Plan, 2001, La documentation Française, p. 188.

(5) Christophe Ramaux, « Stabilité de l’emploi. Pour qui sonne le glas ? », Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Le bel avenir du contrat de travail, 2000, La Découverte & Syros, p. 69.

(6) Pour Thomas Coutrot, la performance suppose non pas l’instabilité mais la durabilité de la relation d’emploi (Critique de l’organisation capitaliste du travail, 1999, La Découverte).

(7) « … hélas, notre contrat social est bloqué. La durée du travail pour un emploi normal a très peu baissé : si l’on tient compte des heures supplémentaires, la durée réelle du travail est aujourd’hui de 38,8 heures en moyenne, pour un emploi à plein temps (Insee 2003). C’est donc un « partage du travail » sauvage qui s’est mis en place : 3 millions de personnes font 0 heure par semaine (les chômeurs), 19 millions travaillent plein pot (parfois trop) et 4 millions sont à temps partiel. Dans le même temps, l’espérance de vie a augmenté de 5 ans et l’arrivée sur le marché du travail a été retardée de 3 ans en moyenne. Pour les plus jeunes d’entre nous, il est donc difficile de s’arc-bouter sur le maintien de la retraite à 60 ans. Pour assurer un bon revenu à tous les retraités, il faut faire évoluer le contrat social : travailler un peu plus longtemps pour sauver les retraites mais travailler beaucoup moins chaque semaine ou chaque année pour casser le chômage et vivre autrement… » Pierre Larrouturou, « Pour un nouveau contrat social ».

(8) Ministère du travail, de la solidarité et de la fonction publique, Conditions de travail. Bilan 2009.

(9) Rapport présenté par Christian Dellacherie, membre du Conseil économique, social et environnemental, Paul Frimat, professeur de médecine du travail à l’Université de Lille II, et Gilles Leclercq, médecin conseil de l’ACMS, La santé au travail. Vision nouvelle et professions d’avenir, 2010.

(10) Alain Supiot, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du travail en Europe, 1999, rapport pour la Commission  européenne, Flammarion.

(11) Philippe Labbé, Les Bricoleurs de l’indicible. Structurer, densifier l’intervention sociale, tome 2, 2004, Apogée (« Quatrième partie : de la qualité intelligente », pp. 19-138).

(12) Cela l’est pour certaines missions locales telles que, par exemple, Marseille et son remarquable label « Empl’itude » au sujet duquel il est écrit qu’il « prend place au cœur des enjeux de Responsabilité Sociale des Entreprises. »

(13) François Dubet, Le travail des sociétés, 2009, Seuil. A réfléchir face au discours très « médicalisé » qui se répand dans le secteur de l’insertion et face à cette posture qui revient à aborder le jeune à partir de ses « freins à l’emploi » plutôt que de ses atouts et ressources : « Bref, les catégories dominées sont moins définies par leur rôle et par leur action que par leurs « manques » et leurs « handicaps » ; comme si le centre de gravité de la société s’était déplacé ou dilué. » (p. 55).

(14) L’étude du CAS n’hésite d’ailleurs pas à rappeler des critiques à l’encontre de la RSE, telle ce « nouvel esprit du capitalisme », du nom de l’ouvrage – de nombreuse fois cité sur ce blog – de Luc Boltanski et Eve Chapiello (1999, Gallimard).

(15) La réflexion sur l’ISO 26000 a été entamée lors des dernières journées professionnelles de l’ANDML à Marseille avec une présentation du « Bilan sociétal associatif » proposée par François Morlet qui, malheureusement, disposa de peu de temps… qui plus est en fin de journée au moment où les congressistes commençaient à se projeter sur le vieux port en situation moins studieuse que d’agréable sociabilité anisée : on ne peut pas lutter contre la force de l’imaginaire collectif dont le pastis sur la Cannebière fait partie tout autant que l’omelette de la mère Poulard au Mont Saint-Michel, le kig ha farz à Lannilis, les bêtises à Cambrai, le nougat à Montélimar, la photo du sous-bois dans la salle d’attente et la tapisserie des biches s’abreuvant au-dessus du buffet de la salle à manger. La force du stéréotype c’est d’être partagé, comme aurait pu l’écrire Audiard. Il faudra donc que nous revenions ultérieurement sur le BSA (qui n’est pas une motocyclette anglaise) porté par cette vague axiologique qui commence à lécher les rives du secteur de l’insertion, la RSE, la notion d’entreprise devant être conçue de façon extensive : une association est une entreprise – elle entreprend – mais « sociale », c’est-à-dire ne poursuivant pas une logique de profit. Ainsi on peut dire, sans pour autant marchandiser le social, qu’une association hybride telle qu’une mission locale – mi-associative, mi-institutionnelle – est une entreprise sociale : elle produit des services et, pour ce faire, elle emploie des personnes dont elle développe le professionnalisme. : « La notion de responsabilité est d’ailleurs aujourd’hui étendue à d’autres organisations humaines qui intègrent cette thématique dans leurs réflexions et leurs pratiques : administrations, organismes sociaux, associations… » (Capron M., Quairel-Lanoizelée F., Mythes et réalités de l’entreprise responsable, 2004, La Découverte).

Ruée vers l’or… ou vers le crédit.

Il y a peu de temps, nombreux étaient encore ceux qui persistaient à présenter la dynamique économique des USA comme somme toute acceptable, le montant faramineux de la dette devant être relativisé compte tenu de la richesse globale du pays. Grosso modo, un pays de cette taille pouvait s’endetter pour des sommes considérées comme gigantesques par de petits pays : ils ne jouaient pas dans la même cour… Certes, les protections sociales étaient faibles mais le marché était fluide, les licenciés d’un jour retrouvant sans difficulté du travail le lendemain… et puis, s’il fallait attendre (le chômage « frictionnel », simple ajustement entre l’offre et la demande), il y avait toujours les petits jobs. Notons que ce discours était tenu par ceux pour qui les jobs n’étaient qu’un souvenir de jeunesse, s’inscrivant dans une logique de « j’en ai bavé, je m’en suis sorti, je ne vois pas pourquoi les autres ne feraient pas de même sauf à être moins malins ou courageux que je l’ai été. » Un jour, très jeune, je fus pris en stop par un automobiliste qui m’avoua benoîtement : « Vous avez de la chance, d’habitude je ne prends jamais de stoppeurs. » Flatté d’être une exception, je lui demandai la raison de ce refus pour les autres : « Moi-même, j’ai fait beaucoup de stop et on ne me prenait pas… », me répondit-il. Il y a des moments où ne pas désespérer du raisonnement humain relève de l’exploit ou de la foi.

Et puis, à l’occasion de catastrophes naturelles (cyclones…) ou moins écologiques (Enron…), on a commencé à parler de ces working poors vraiment impolis puisque désagréablement visibles, de ces retraités qui devaient continuer à travailler pour survivre, des gens de peu qui multipliaient les emplois précaires et à temps partiels : livreur de pizzas la journée, veilleur la nuit. Cela a pris du temps : les apôtres du libéralisme, piqués à Bruce Willis incarnant le sauvetage de l’humanité par la bannière étoilée, ignorent Bread and Roses, la grève des petites mains mexicaines à Los Angeles contée par Ken Loach.

En avril 2011, 15% de la population américaine, soit 46 millions de personnes, survivaient grâce à des bons alimentaires : une allocation moyenne de 300 dollars sous forme de bons échangés en supermarché contre des produits alimentaires. Mais ces aides ne suffisent pas : selon la Banque centrale des Etats-Unis (FED), le recours des Américains au crédit à la consommation « a augmenté en juin à un rythme jamais vu depuis le début de la récession. {…} L’encours de ces crédits a bondi ce mois de 7,7% en rythme annuel pour atteindre 2 446,1 milliards de dollars. » Selon les données mensuelles de FirstData, une société de services de paiement électronique, « les consommateurs américains ont financé depuis le début de l’année une part croissante de leurs achats de biens de première nécessité et d’essence par l’emprunt à cause de la montée des prix. » Voilà ce que l’on appelle une course en avant à la façon de ce personnage de dessin animé poursuivant sur sa lancée en pédalant un instant dans le vide d’un précipice. Go west… vraiment ? One best way… vraiment ?

Bonnes raisons de se révolter.

« … des jeunes de 14 à 30 ans, sans emploi et sans beaucoup d’espoir d’en trouver un aux pires heures de la récession. » De qui parlait Le Monde du 10 août ? Des émeutiers anglais qui ont mené une véritable guérilla urbaine à Londres, Birmingham, Bristol, Liverpool… L’histoire repasse les plats – avril 1980, émeutes à Bristol ; 1981, quartier de Toxteh à Liverpool ; 1985, faubourg de Handsworth à Birmingham… – mais, cette fois-ci, les émeutes n’étaient plus localisées à un seul quartier : elles ont éclaté en trainée de poudre. De l’expression du crime de droit commun à la révolte sociétale. On peut s’interroger sur le seuil au-delà duquel les gens de peu ne pourront, donc ne voudront plus aller dans des restrictions supplémentaires. Jean-Louis Borloo propose que les émoluments des parlementaires et des ministres soient diminués de 5% « pour l’exemple ». 5% de 10 000 euros, cela représente 500 euros et il en reste 9 500. Un étudiant boursier, dont par définition la famille est peu fortunée, voit les frais de rentrée augmenter dans à peu près les mêmes proportions. S’il dispose mensuellement de 600 euros, cette augmentation revient à ne lui en laisser plus que 570. Deux conclusions : a) il vaut mieux être député qu’étudiant ; b) si l’exemplarité des élites est une condition sine qua non de la démocratie représentative, sauf à ce que les élus ne représentent plus le peuple, la valeur de la symbolique exige a minima de s’appuyer sur une crédibilité de justice sociale…

Dans le même journal, à la Une, « En deux semaines, près de 7 000 milliards de dollars sont partis en fumée sur les places ». La société joue de plus belle au Monopoly, les spéculateurs s’amusent, les petits épargnants s’agrippent à leur cassette – « Ma cassette ! Ma cassette ! » – et jouent les alchimistes – l’euro en or qui atteint des sommets -, la jeunesse est en déshérence. Devant elle, 7 000 milliards de dollars ont flambé et il faudrait qu’elle soit docile ? Elle ne peut être que révoltée. Comme l’écrit Michel Fize, « La jeunesse est moins dangereuse qu’en danger » (1) mais l’on sait aussi que la violence est une réaction spontanée et fréquente face à une situation perçue de danger. Alors qu’à Madrid se tiennent les Journées Mondiales de la Jeunesse, enfin d’une certaine jeunesse, il faut donc s’attendre à des répliques moins œcuméniques… version journées mondiales de révolte de la jeunesse. Et, compte-tenu d’une fraction non négligeable de jeunes outsiders, hors processus minimal de socialisation parce que, au chômage, ils sont privés d’altérité et de rencontres avec le monde adulte, il ne faudra pas s’étonner d’une hyper-violence face à laquelle Orange mécanique apparaîtra comme une bluette de Walt Disney. Concluant par « La jeunesse a moins besoin d’être punie ou « rééduquée », que d’être acceptée et insérée au coeur de nos sociétés », Michel Fize, évidemment, n’a pas tort et cette insertion passe entre autres par une place pleine et entière dans le système de production… certainement pas en diminuant le coût du travail dès lors qu’il s’agit de jeunes, ce qui est l’indication qu’un jeune « vaut moins » qu’un adulte ! Mais, si l’on peut et même doit dénoncer cette logique du « surveiller et punir », il reste que pour une partie de la jeunesse, déjà sacrifiée et incapable de verbaliser politiquement sa révolte comme les Indignados, une « rééducation » s’imposera… plutôt d’ailleurs une éducation puisque ces « sauvageons », comme l’exprimait Jean-Pierre Chevènement, n’ont pas bénéficié du minimum requis de socialisation et d’éducation.

Bonnes raisons de se soumettre.

Dans le même journal, toujours, à la Une, « Claude Guéant accélère les reconduites à la frontière. » Voilà un garçon qui, lorsqu’il était préfet de région de Bretagne, semblait réservé, très calme, poli et même, osons le qualificatif, humain : inhabituellement, le maire socialiste de Rennes et ancien ministre Edmond Hervé lui avait même organisé un pot de départ dans sa mairie… ce qui ne fût pas exactement le cas avec la préfète qui succéda à M. Guéant, Bernadette Malgorn. Et puis, patatras, de mauvaises – mais guère nouvelles – fréquentations à la capitale et le voilà qui excelle dans le racolage de l’extrême-droite. Claude Guéant n’était en fait à Rennes que fonctionnaire ; il devient à Paris exécuteur des basses-œuvres : reconduites à la frontière, durcissement des conditions d’immigration… Il rappelle Etienne Pascal, le père de Blaise, brave homme et même érudit fréquentant les cercles philosophiques et les académies scientifiques mais qui, après quelques déboires professionnels, fût mandaté par le cardinal de Richelieu pour accompagner le chancelier Séguier et mater la révolte des bourgeois rouennais en 1640 contre la levée de l’impôt royal. « Même s’il ne s’occupe que des impôts, commissaire royal, il participe à la répression que Séguier dirige pendant des mois encore : emprisonnement, galères, tortures. La population le hait… » (2) Par soumission à l’autorité et par séduction de celle-ci,  il y a eu de tout temps des gens prêts à endosser sans complexe les oripeaux de la banalité du mal. Les bonnes raisons ne leur manquent pas. Mais M. Guéant n’a que faire de philosopher. Il est simplement « concentré sur la maîtrise de ses statistiques. Des données rendues publiques chaque année entre janvier et mars. L’année prochaine correspondra pile avec la dernière ligne droite de la campagne présidentielle. » (3)

Tiens, si on veut revenir à l’insertion et à la jeunesse, on peut lire ci-dessous « Construire avec les jeunes », une interview de votre serviteur pour le Conseil Général de Loire-Atlantique. Rien de très nouveau, à vrai dire, mais force est de constater que pour eux, les jeunes, ça ne s’améliore pas. On est donc contraint de répéter.

Le sociologue Philippe Labbé détaille les problèmes rencontrés par les jeunes et les solutions qu’il faudrait mettre en place pour améliorer leur situation.

CG 44 : Doit-on considérer qu’il y a une jeunesse ou des jeunes ?

Philippe Labbé : La jeunesse est un tapis dans lequel on se prend souvent les pieds. Selon le point de vue, la jeunesse sera ceci ou, exactement à l’opposé, pourra être cela… d’autant plus que, chacun ayant été jeune, tous sont habilités à donner leur avis. Si, parlant de « génération X » ou « Y », vous suggérez qu’il existerait « une jeunesse »… à coup sûr quelqu’un vous renverra « aux jeunesses », avec l’inévitable « la jeunesse n’est qu’un mot », titre d’un article de Pierre Bourdieu dans Questions de sociologie… d’ailleurs pas toujours lu ! Incontestablement, se remarquent des effets générationnels : comme il y a eu la « génération 68 » et avant celle de la guerre d’Algérie, aujourd’hui des traits sont partagés entre les jeunes… même si, bien entendu, les horizons varient selon que l’on tient le mur dans une banlieue ou que l’on est une taupe en classe prépa dans le lycée chic du centre ville. Des traits sont partagés selon deux perspectives. La première, propre à la période de vie qu’est la jeunesse, est que cet âge est celui des expérimentations : pour aller vite, être jeune c’est expérimenter tout azimut alors qu’être adulte c’est sédimenter ces expérimentations en expérience, « tirer les leçons de l’histoire » dit-on et adapter ses rôles sociaux. La seconde perspective est celle qui s’impose aux jeunes, correspondant aux conditions objectives, en particulier économiques et d’accès à l’emploi en tant que levier central de l’indépendance : le coût du logement qui ne permet pas la décohabitation avec la famille d’origine, l’instabilité et la précarité des contrats de travail qui obèrent les projets d’installation, le descenseur social qui contredit tout ce qui a été dit sur l’air de « travaille bien à l’école, mon fils, tu auras un bon travail »…

CG 44 : Peut on véritablement « miser sur la jeunesse » ou avoir « une politique jeunesse » ?

P.L. : La jeunesse est pour tous une période de transition, à temporalité certes variable mais, avec ou sans crème revitalisante, à 40 ou 50 ans, on n’est plus jeune et, si on le croit, c’est qu’on est atteint de « jeunisme », une maladie contemporaine d’immaturité chronique. Cette caractéristique transitoire pourrait être traduite comme relativisant l’intérêt d’une politique spécifique, elle nécessairement un peu stable : trouver de la stabilité dans l’instabilité serait comme vouloir planter un clou dans un jet d’eau… contentons-nous de gérer le flux des jeunes devenant adultes auxquels succèderont d’autres jeunes, etc. Outre toute la fructueuse histoire des mouvements d’éducation populaire – qu’il ne m’est pas possible de résumer ici -, il est évident que de ne pas avoir une politique jeunesse(s) serait en quelque sorte le décalque social du « raisonnement » économique selon lequel moins on intervient, mieux ça se passe. On a vu ce que cela donnait : la main invisible, chère aux économistes néo-libéraux, étrangle plus qu’elle ne caresse. Ne pas avoir de politique jeunesse(s) reviendrait à accentuer les inégalités de départ et, donc, à promouvoir le chacun-pour-soi, à abandonner l’intérêt général.

CG 44 : Quelles réponses concrètes un Conseil général peut (et doit) apporter aux problèmes que peuvent rencontrer certains jeunes (l’argent, le travail, le logement, la vie sociale, la santé, la place dans la société) ?

P.L. : Le travail est immense car, bien sûr, chacun de ces thèmes mériterait bien des développements… et qu’il s’agit de combler un gouffre d’irresponsabilité : notre génération adulte s’emploie depuis quelques décennies à faire de l’indépendance des jeunes une vraie course d’obstacles alors que, même chez les grands singes Bonobos, la règle immuable des adultes est de faciliter l’émancipation de leur progéniture ! Ce qui me semble essentiel est de considérer que l’individu est insécable. En chacun d’entre nous, cohabitent quatre personnages : un Sujet en quête d’épanouissement, un Acteur qui cherche à se lier, un Citoyen qui souhaite s’émanciper et un Producteur qui veut subvenir à ses besoins. Le drame des pouvoirs publics est leur cloisonnement, chaque institution ne « traitant » que la partie qui la concerne. Or, il y a une contradiction intrinsèque à parler de cohésion sociale en séparant, en dissociant. Si un Conseil Général doit bien sûr intervenir sur les champs où sa compétence s’exerce de jure, sa valeur ajoutée est la capacité d’harmoniser les politiques publiques. C’est donc beaucoup plus un travail d’ingénierie, de laboratoire d’innovations sociales et, contre une pensée disjonctive, de « reliance » avec, singulièrement, les jeunes : une politique jeunesse(s) n’est pas à concevoir pour les jeunes mais à construire avec eux ; elle appartient au registre du projet – ascendant, plastique – et non à celui du programme – descendant, arrêté -.

CG 44 : Pourquoi est-on toujours inquiet pour la jeunesse, considérée comme une catégorie sociale d’individus fragiles, sans mettre en perspective les engagements citoyens, sportifs, associatifs, les réussites scolaires, les parcours qui forment les individus… ?

P.L. : Est-on certain que les adultes sont très inquiets pour la jeunesse, sinon épisodiquement ? S’ils l’étaient, ils ne s’en tiendraient pas aux grandes déclarations la main sur le cœur, l’œil embué… et continuons comme si de rien n’était ! Toutes les raisons d’une inquiétude sont cependant bien présentes… pas seulement pour les jeunes qui galèrent mais également pour les adultes : regardons les révoltes générationnelles au Maghreb… un battement d’aile de papillon – immolation d’un petit vendeur et un ouragan sur l’autre rive méditerranéenne…

Une autre caractéristique de la jeunesse est sans doute son adaptabilité, sa souplesse… certains parlent de « résilience ». Les jeunes feraient en quelque sorte de nécessité vertu : les emplois proposés sont précaires ? On s’investit ailleurs… Mais la société adulte joue à l’apprenti sorcier. Par exemple, on ne sait absolument pas ce que vont produire ces conditions généralisées d’emplois précaires sur la valeur travail qui a pourtant été des siècles durant le socle de la socialisation !

Là où je vous rejoins à 200%, c’est concernant le regard porté sur la jeunesse considérée comme problème alors qu’elle devrait être ressource : trois adultes autour d’une voiture c’est une panne, trois jeunes autour d’un cyclo c’est un coup fourré. Qu’il s’agisse d’éducation avec « l’effet Pygmalion » ou des travaux de Becker sur la déviance, on sait depuis longtemps qu’on se conforme au jugement porté sur soi. Regarder la jeunesse comme innovante, créative, etc. c’est mettre en place les conditions pour qu’elle le soit. Il ne s’agit pas de démagogie mais d’un principe d’espérance.

CG 44 : Y a-t-il des raisons d’espérer ou au contraire de forts motifs d’inquiétude ?

P.L. : Le pessimisme de la raison, l’optimisme de la volonté ! Mais, soyons-en assurés à défaut d’être rassurés : le temps de l’optimisme est érodé, on racle le fond… sans volonté forte, vigoureuse et immédiate, inévitablement les impuretés vont remonter et obstruer le système.

A suivre…

(1) Michel Fize, « Une révolte mondiale de la jeunesse. Un même cri, de Clichy-sous-Bois à Tottenham », Le Monde, 17 août 2011. « La jeunesse, depuis trois ou quatre décennies, était unie pour le meilleur : les festivités musicales ou sportives, les JMJ (Journées mondiales de la jeunesse…). Elle l’est dorénavant aussi et surtout pour le pire : le chômage et la précarité, la rigueur du présent, l’inquiétude du lendemain. »

(2) Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, 2000, Arthème Fayard, Le Livre de Poche, p. 69.

(3) Le Monde, 10 août 2011.

Troupeau.

Dans le Livre deuxième, « Critique des valeurs supérieures », de La Volonté de Puissance, Nietzsche écrit « L’instinct du troupeau évalue le centre et la moyenne comme ce qu’il y a de supérieur et de plus précieux : l’endroit où se trouve la majorité ; la manière dont elle s’y trouve. {…} La méfiance s’exerce à l’égard des exceptions : être une exception est considéré comme une faute. » (1)

La banalité ou la singularité comme nord magnétique de l’insertion.

A partir de ce constat, peu contestable dès lors que, par exemple, on réfléchit au système politique où la très grande – précisément – « majorité » des personnes se situe au centre (le centre lui-même, la droite de la gauche et la gauche de la droite) et où les aventuriers qui s’en écartent, alors même que les conditions sociales (injustices), humaines (famines), politiques (dictatures) et écologiques exigeraient une radicalité, sont discrédités, désafilliés, invalidés, on peut s’interroger sur une cause de l’incommunicabilité entre, d’une part, la commande publique d’insertion telle qu’elle s’exprime dans les circulaires et, d’autre part, le projet d’insertion tel qu’il est ou, en tout cas, tel qu’il fût promu par les acteurs en charge de celle-ci dans la mesure où le point de départ et déclencheur de l’insertion a bien été l’injustice : il faudrait en effet être aveugle ou mal comprenant pour croire et faire croire que les promoteurs de l’insertion, Schwartz en tête (2) mais également les équipes de prévention spécialisée, les pionniers de l’insertion par l’activité économique, n’étaient pas des femmes et des hommes engagés, très-très loin du conformisme social et des voies moyennes et médiocres. L’innovation est transgression et, au centre, on transgresse peu : on compatit, on aménage, on ménage chèvre et choux, on accommode, on n’éructe pas mais on est poli, on cotise mais on ne s’engage pas, ou si peu, on « moralise » y compris – sans rire – le capitalisme.

Reste assurément à vérifier que cette flamme originelle n’est pas seulement entretenue par les acteurs actuels au titre des commémorations et des besoins cathartiques : c’est la question, à notre sens centrale, de l’engagement… peut-être également de la dimension vocationnelle (laïque) du travail social et de l’intervention sociale.

Avertissement

Parler dans ce qui suit d’une « logique de système » comme d’ailleurs d’une « logique d’acteur » mériterait bien sûr beaucoup plus de précision et de développement que cela est possible dans un tel article pour au moins une raison. En effet, même exprimée avec une sémantique administrative en théorie peu favorable à la plurivocité, comme par exemple une circulaire, ce qui est conçu en haut est toujours réinterprété en bas : la logique de système devient plastique à l’épreuve des terrains, de leurs sociabilités et rapports de force… quand ce n’est pas du fait de la non-adhésion des agents (3). D’autre part, même si l’hypothèse posée d’une dimension vocationnelle (4) parmi les professionnels de l’insertion est vérifiée empiriquement auprès de très nombreux acteurs, s’observent à l’échelle des terrains des « sous-logiques » qui peuvent varier de l’investissement militant à la simple satisfaction de « rendre service » ou d’« être utile »… sans même évoquer « l’impact diffus et progressif des thèses néo-libérales » (5) qui substitue à l’usager le client, mute un secteur en un marché, etc. toutes choses qui, on s’en doute, éloigne les professionnels d’une professionnalité. Il y a donc des logiques de système comme des logiques d’acteur. Par contre, pour chacune d’entre elles, il existe une logique dominante.

Le système des acteurs, les acteurs du système.

Selon la logique « de système » (l’administration du politique, la super-technostructure), l’insertion réussie est celle qui permettra au jeune d’intégrer – évidemment jamais formulé comme tel – le « troupeau », d’entrer le plus possible dans le cadre général de ce qu’il est convenu de considérer comme une vie ordinaire, pour ne pas dire banale : « faire comme les autres » serait somme toute l’excellence d’une insertion aboutie… guère éloignée à vrai dire de l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés »… auquel fût ajouté « comme disent les rats dans les cités ». Il ne s’agit pas d’être heureux, ni de s’accomplir, mais il s’agit de ne plus exister dans les statistiques de la politique de l’emploi ou alors seulement dans la colonne des insertions dites « durables », c’est-à-dire avec toute la relativité temporelle de la (néo)modernité de six mois ou plus.

Selon la logique « d’acteur » (les professionnels de l’insertion, les intervenants sociaux), l’insertion réussie est à l’inverse définie par le principe de singularité exprimé habituellement par la notion, d’ailleurs ambiguë, d’individualisation. Ambiguë parce que, pour le professionnel du « travail sur autrui », il s’agit de prendre en compte le singulier d’un projet de vie et de le rapprocher au plus près d’une intégration socioprofessionnelle qui, elle, par nécessité, correspond à des modèles, à des classements, à des types (un métier, un logement, une voiture….), alors que, pour la super-technostructure, la singularité n’est qu’un point de départ nécessairement à prendre en compte (« diagnostic ») mais devant évoluer rapidement (« accès rapide à l’emploi ») vers l’uniformité. Pour les acteurs sociaux, l’individu est patatoïde, fait d’aspérités et de creux ; pour la super-technostructure, il est parallélépipédique, aspérités lissées et creux comblés.

Bien sûr, pour l’acteur social, qui est aussi un « entrepreneur de morale » (6), l’inscription dans le collectif, donc dans des normes et une normalité, est inévitable (au sens durkheimien d’intégration des normes et des valeurs de la communauté humaine), mais fait l’objet d’une négociation dont l’enjeu est de maintenir la spécificité du sujet : on aspire à ce que le jeune ne soit pas un agent surdéterminé par les normes sociales (c’est-à-dire un consommateur dans le marché) mais qu’il se construise en acteur capable de pousser des épaules pour y exprimer sa singularité, voire même faire évoluer le système vers une plus grande capacité à inclure la singularité de chaque sujet plutôt que de la combattre.

Paraphrasant Roland Barthes, on pourrait dire que, comme l’altérité, la singularité est l’objet le plus antipathique au sens commun, sauf à ce que, sous couvert d’individualisation, elle parvienne à déliter les appartenances à la communauté humaine et les solidarités (pour certains, « de classe »), finalement à réintégrer le déviant, le marginal, le non-inséré, dans le « troupeau ». L’individu singulier est intéressant pour la logique de système à partir du moment où, croyant en son originalité, il consomme et, ce faisant, stimule à l’infini le système de production : « Parce que je le vaux bien » exprime ainsi, rapporté à une valeur économique, l’originalité incompressible de chacun paradoxalement apprécié à l’aune d’un produit standardisé. Le « Je sans le Nous est pathologique, pur narcissisme, pure illusion, il n’est en fait que la destruction du social. », dit Norbert Elias (7).

L’intelligence pratique et théorique des acteurs de l’insertion, souvent fondée sur un bon sens (qui ne doit pas être confondu avec un sens commun), est d’agir ou tout au moins de vouloir agir pour ce mix de sociétal et d’individuation, c’est-à-dire en reconnaissant l’originalité du Sujet sans l’opposer à la nécessité du collectif (avec, donc, des transactions et des compromis) : ce collectif, s’il n’était composé que d’ « acteurs-agents », ne serait plus un troupeau mais un ensemble dont la cohérence et la justification reposeraient sur l’intérêt général et la solidarité.

Ainsi le rapport de forces observé avec la circulaire CIVIS ne se résume-t-il pas à « plus de moyens » – même s’il en fût beaucoup question – mais exprime le hiatus majeur entre ce que recouvre et poursuit, pour les uns et pour les autres, l’insertion. Dans un cas, le troupeau, dans l’autre l’émancipation, notion malheureusement trop oubliée des acteurs sociaux. Tout le reste (la gestion quantitative, la logique programmatique, le raisonnement sectoriel ou, pour Morin, « disjonctif ») découle de cela.

A coup sûr, la logique « de système » répondra qu’à son niveau macro elle ne peut raisonner qu’ainsi, sans entrer dans le détail de la singularité de chaque parcours et personne, mais c’est un faux argument : si la logique « de système » raisonnait en complexité, elle reconnaitrait le caractère original de chaque insertion et, très simplement et logiquement, en confierait l’accompagnement aux acteurs sans exiger de ceux-ci des indicateurs dont on sait qu’ils visent moins à mesurer l’insertion que la politique de l’emploi ; exprimé différemment, l’évaluation de la logique « de système » est celle de sa politique (ses programmes, ses mesures, ses dispositifs) et non celle des personnes pour lesquelles, en théorie, est conçue cette politique.(8)

Si vous voulez mon avis, on n’est pas sorti de l’auberge…(9)

A suivre…

(1) Friedrich Nietzsche, La Volonté de Puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs, Librairie Générale Française, 1991, Le Livre de Poche, p. 222.

(2) Rappelons qu’en 1978 Bertrand Schwartz remettait au Conseil de la Coopération Culturelle du Conseil de l’Europe un rapport, Education permanente, qui fût considéré comme suffisamment subversif pour ne pas être publié. Il fût récemment accessible « grâce à la demande de Bertrand Schwartz et à l’amabilité de M. Benjamin Palermiti, archiviste du Conseil de l’Europe. » (Louise L. Lambrichs, L’invention sociale. A l’écoute de Bertrand Schwartz, 2006, éditions Philippe Rey, note bas de page p. 93). Le même Bertrand Schwartz commençait Moderniser sans exclure (corédaction de Louise L. Lambrichs, 1997, La Découverte-Poche) par ces lignes : « Depuis trente-cinq ans, toutes les actions que j’ai menées ont été soutenues par cette visée sociale : réduire l’inégalité des chances. Parce que si l’égalité des chances n’existe pas – et, l’admettant, je suis plus pragmatiste qu’idéaliste -, je ne puis me faire aux inégalités telles qu’elles existent, aux injustices qu’elles entrainent, et je refuserai toujours de m’y résigner. {…} Mon propos sera également politique. Parce que traiter de la formation, de l’insertion, de l’emploi, de l’organisation du travail, et préconiser des actions en la matière, n’est ni anodin, ni neutre. Toute innovation sociale est politique. Défendant des valeurs humanistes et sociales, je préconiserai aussi une certaine politique. » (p. 7 et p. 9). Et il concluait cet ouvrage par ces mots : « Attendons-nous que la société devienne invivable pour la majorité, pour prendre les mesures qui s’imposent ? Ma conclusion d’aujourd’hui est une réponse : non, je suis, je l’avoue, de plus en plus révolté à la vue de tant d’existences qui se consument. Je ne me résigne pas à la résignation collective. D’où mon utopie ; mais est-ce une utopie ? Certainement, mais quel beau rêve ! Un rêve socialiste, je crois. » (p. 247).

(3) Non adhésion qui s’exprime d’autant plus que ceux-ci quittent la fonction publique : les discours de nouveaux retraités de feu les DD ou DRTEFP, par exemple sur la RGPP, est particulièrement instructif…

(4) Malgré la sécularisation de l’intervention sociale qui « procède d’une distanciation voire d’une rupture d’avec les formes ancestrales de l’assistance empreintes d’une conception théologique et sotériologique de l’existence » (Jean-Yves Dartiguenave, Pour une sociologie du travail social, 2010, Presses Universitaires de Rennes, p. 113), « … la vocation reste un des critères de recrutement dans tous ces métiers du travail sur autrui qui ne sont pas considérés comme des « métiers comme les autres. » {…} Le thème de la vocation a beau faire sourire, tous les concours de recrutement des professionnels du travail sur autrui essaient de s’en approcher à travers des tests de personnalité, des récits de vie lus comme des indicateurs de vocation, des mises à l’épreuve pour tester cette vocation. » François Dubet, Le déclin de l’institution, 2002, Seuil, pp. 32-33.

(5) Jean-Noël Chopart, « Retour réflexif sur un programme de recherche : que fait la sociologie des professions face à la marchandisation du champ social ? » (dir.) Alain Vilbrod, L’identité incertaine des travailleurs sociaux, 2003, L’Harmattan, pp. 39-55.

(6) Pour Howard S. Becker, « Les classes moyennes élaborent des normes {P.L. : par exemple, en répondant à la question « qu’est-ce être inséré ? »} auxquelles les classes populaires {P.L. : les jeunes usagers des missions locales} doivent obéir, dans les écoles, les tribunaux et ailleurs {P.L. : les missions locales}. » (Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1985, éditions A.-M. Métailié, p. 41). Les conseillers de mission locale remplissent le rôle des « entrepreneurs de morale » dont parle Becker, mandatés (mission de service public, convention pluriannuelle d’objectifs, financements publics…) par la super-technostructure, c’est-à-dire par des « appareils – l’école, le travail social, la justice, la police, la santé et de nombreuses politiques publiques – {qui} constituent une sorte de technocratie sociale prenant en charge les individus grâce à la maîtrise de la redistribution. Non seulement ils assurent la reproduction sociale, mais ils créent un ordre social en fixant les normes et les identités légitimes, en définissant les marges et en les organisant. » (François Dubet, Le travail des sociétés, 2009, Seuil, pp. 242-243). Ce travail d’imposition de normes n’est pas pour autant contradictoire ou, plus exactement, n’exclut pas l’ambition pédagogique et politique d’émancipation : au sein du même intervenant social coexistent, parfois durement, cette dialectique entre normalisation et émancipation et ne sont pas rares celles et ceux qui, entrés dans le champ professionnel de l’insertion avec l’ambition émancipatrice, le quittent ou voudraient le quitter par désenchantement.

(7) Cité par François Dubet, Sociologie de l’expérience, 1994, Seuil, p. 40.

(8) Quant à la reconnaissance par une politique publique de la singularité de chaque trajectoire, il faudrait sans doute poursuivre la réflexion à partir des « expérimentations » qui se développent comme, par exemple, sous l’impulsion du Haut Commissariat à la Jeunesse, et où une latitude importante est laissée aux acteurs pour tenir ces deux rênes de l’émancipation et de la normalisation… Ce modèle expérimental est à la croisée de deux des types de stratégies d’innovation tels que décrit par Bertrand Schwartz dans le rapport cité Education permanente : « L’innovation, la réforme, est promue par le système lui-même » et « L’innovation se développe en marge du système qui, cependant, l’accepte et souvent le téléguide… » (p. 75). Le travail d’évaluation générale des expérimentations a priori envisagé pour le futur Institut Bertrand Schwartz apportera peut-être des réponses…

(9) Succédant à l’extrait cité, Nietzsche poursuit avec une « critique des vertus du troupeau » parmi lesquelles l’inertie est favorisée par le fait que, définissant « qu’est-ce qui est vrai ? » (ici, que vise l’insertion ?), « on donne une explication qui nécessite un minimum d’effort intellectuel » et que l’on s’appuie sur « l’impartialité et la froideur du jugement : on craint l’effort de la passion et on préfère se tenir à l’écart, rester « objectif ». » (p. 223). A corréler avec la faiblesse de la production intellectuelle visant à construire un corpus théorique robuste (« minimum d’effort intellectuel ») et avec un luxe de raffinements procéduraux, méthodologiques (indicateurs, etc.).

Comment Yu-Kong déplaça les montagnes ?

Sans doute la progéniture condisciplinaire du docteur viennois trouverait dans une petite partie d’enfance au Cambodge et dans l’hospitalisation d’une mère à Phnom Penh avant son décès à Saigon l’explication profonde et ultime de l’émotion à la lecture de cet article du Monde 2 daté du 25 juin 2011, « Un puzzle de pierres au cœur du Cambodge ». L’interprétation à la Freud ou Gurvitch par les paliers en profondeur est une hypothèse qui en vaut probablement une autre mais, hélas, le temps de sa vérification serait un peu long. Autre hypothèse, celle du contraste entre le monde de l’actualité qui charrie chaque jour son lot de pessimisme sur la nature humaine – grosso modo, les uns se goinfrent de plus en plus impudiquement alors que les autres se serrent la ceinture –  et ce que quelques-uns ont tenté et réussi avec le moteur de la passion et l’énergie du beau.

Ca s’est donc passé au Cambodge, dans un des seuls lieux sans doute que tous connaissent au moins de nom, Angkor, un territoire de 400 km2 au nord-ouest de Phnom Penh au centre duquel fût sculpté en 1060 un temple constitué de 300 000 pièces de grès d’une demi-tonne chacune. Ce chef d’œuvre de l’art khmer, correspondant à une pyramide de trente-cinq mètres de haut, était laissé à l’abandon : « Gorgé d’eau chaque année par les cinq mois de mousson, ce massif aux parois et soubassements sous-dimensionnés a fini par se fissurer, s’abandonnant à l’emprise de la jungle. »

En 1908, le premier conservateur de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO), Jean Commaille (ci-contre), entreprend la restauration du site qui commence par débarrasser le temple de sa gangue végétale. « Ivre de découverte, M. Commaille s’enfonce toujours plus avant au cœur de la cité, désertée depuis quatre siècles et disparue sous la forêt. » Le conservateur sera assassiné sur la route en 1916, alors qu’il rapportait la paye aux ouvriers. Par la suite et pendant quarante ans, les archéologues colmatèrent les brèches mais ne font que reculer l’échéance fatidique d’un écroulement général. En 1943, le quart nord-est de l’édifice s’effondre et, vingt ans après, un projet de sauvetage soutenu par le général de Gaulle est lancé. Le conservateur des monuments d’Angkor, Bernard Philippe Groslier, décide de renforcer les soubassements par du béton armé et, pour y parvenir, procède par anastylose : démonter le temple pierre par pierre. « En 1970, les trois quarts des façades sont à terre, les pierres numérotées de haut en bas. » Mais les Khmers rouges empêchent l’accès et la partie nord-ouest du temple s’effondre sans que M. Groslier puisse intervenir. « Rentré à Paris, il meurt d’une crise cardiaque. Les cahiers de dépose, soigneusement consignés par l’architecte Jacques Dumarçay, son coéquipier, sont brûlés par les Khmers rouges. L’archivage graphique et les relevés de façade ont disparu. Les milliers de pierres démontées et les fragments de blocs écroulés s’étalent sur seize hectares de forêt. Ils y resteront vingt-quatre ans. »

En février 1995, la réouverture du chantier, inaugurée par le roi Norodom Sihanouk, est confiée à un jeune architecte, Pascal Royère, adjoint de Jacques Dumarçay qui a pris sa retraite. Le reste de l’histoire recouvre seize années d’un chantier absolument disproportionné conduit par ce dernier « carrure de docker, allure d’intello, géant à lunettes filiforme » entouré d’une trentaine d’anciens Khmers, charpentiers, maçons, tailleurs de pierre qui avaient travaillé avec M. Groslier et gardaient la mémoire de la dépose du monument. « L’histoire de ce sauvetage inédit est aussi celle de l’EFEO au Cambodge. Mais plus encore, c’est une aventure humaine partagée. « Ce qu’on a fait, confie encore Ieng Taè {second de Pascal Royère}, c’est pour notre descendance. »

Cette histoire-là est un peu comme un conte de fée pour l’émerveillement, le sirupeux en moins. Car elle nous parle de longues temporalités, celles du temple et du chantier ; d’une passion, littéralement à soulever les montagnes, relayée entre des générations d’architectes et d’ouvriers ; d’une « résilience », dirait-on aujourd’hui, face aux déterminants physiques – la récurrente mousson, les écroulements successifs – mais également humains – l’assassinat de l’architecte, la haine de la connaissance des Khmers rouges ; de la capacité d’une nation – la France – à promouvoir la francophonie par le beau et la continuité… aux antipodes du « marché », de l’intérêt immédiat et des thématiques nationalistes. On est ici dans une logique de fécondité, pas seulement d’efficacité. C’est une histoire, vraie, qui  redonne confiance dans l’humain. On en a de temps en temps bien besoin.

Engagez-vous !

On retrouvera à la fois cet « optihumanisme » existentiel et cette force qui déplace les montagnes chez Stéphane Hessel dans un petit livre succédant au Indignez-vous !: Engagez-vous ! (1)

Une vie engagée.

Faut-il rappeler quel fût le parcours de Stéphane Hessel ? Né en 1917 à Berlin, Stéphane Hessel acquiert la nationalité française en 1937. Il entre à l’Ecole Nationale Supérieure puis, dès 1941, rejoint le général de Gaulle à Londres. Arrêté par la Gestapo en 1944 et déporté vers Buchenwald puis Dora, il s’évade, échappant deux fois à la pendaison. A la fin de la guerre, il participe à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Ce sera peut-être la période la plus ambitieuse de ma vie, avec le sentiment prenant de travailler non pour l’éternité mais pour l’avenir. » En 1954, il entre au cabinet de Pierre Mendès France – le même qui fera distribuer des bouteilles de lait dans les écoles primaires – puis, en 1955, il est Premier conseiller à l’ambassade de France à Saigon : nous étions donc ensemble dans cette ville avant qu’elle ne s’appelle Ho Chi Minh Ville. Il devient administrateur adjoint du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) puis, en 1977, ambassadeur de France auprès des Nations-Unies. En 1981, il est nommé Délégué interministériel – deux ans avant que Bertrand Schwartz le soit pour l’insertion des jeunes – pour la coopération et l’aide au développement.

S’agissant de son parcours, la notion de « retraite » se révèle particulièrement inappropriée car, s’il la prend en 1982, les années qui suivront jusqu’à aujourd’hui sont particulièrement fertiles d’investissement : médiateur pour les sans-papiers, mission « Témoins pour la paix » en Israël et Palestine, signataire de l’Appel des Résistants à l’occasion du 60e anniversaire du Programme du Conseil National de la Résistance qui posa les bases de l’Etat social des trente glorieuses (semaine de 40 heures, Sécurité sociale… – 2), co-rédacteur de la Charte de la gouvernance mondiale (3) avec Fernando Henrique Cardoso, Michel Rocard, Milan Kucan, Edgar Morin, René Passet et Michael W. Doyle, candidat « symbolique » (en position non éligible) d’Europe Ecologie aux élections municipales de Paris…

Extraits…

Sur l’optimisme… « Oui, une confiance en l’homme. Cet animal-là, il est dangereux et il est capable de tout bousiller – il en a donné quelques exemples flagrants – mais il est formidablement capable d’aborder de nouveaux problèmes avec de nouvelles idées ! » (p. 67)

Sur l’intergénérationnalité… « Je pense que pour les jeunes, avoir des contacts avec les vieux, et pour les vieux, pouvoir donner un message pour les plus jeunes, c’est positif. Il ne faut pas que cela aboutisse à une domination des générations les plus vieilles (4) – heureusement, on y a mis un terme en 1968 ! Il faut susciter le renouvellement, de sorte que la créativité des jeunes ne soit pas biaisée par un respect excessif de la tradition ou de l’autorité des vieux. Il est souhaitable qu’il y ait des échanges, que les vieux apprennent comment les jeunes réagissent, et que les jeunes apprennent quelque chose de l’expérience accumulée des vieux. » (p. 70). Et : « Au fond, le problème qui pour moi est essentiel dans le rapport d’une vieille génération avec une jeune génération, c’est de lutter contre la désespérance. Et il y a, parmi les risques que court la planète, celui de la désespérance. » (p. 38)

Sur les raisons de l’engagement… « Je pense que le scandale majeur est économique ; c’est celui des inégalités sociales, de la juxtaposition de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté sur une planète interconnectée. Il ne réside pas seulement dans l’existence des pays riches et des pays pauvres, mais dans l’aggravation de l’écart qui existe entre eux, particulièrement ces vingt dernières années. {mais} Il ne suffit pas de s’indigner de « l’injustice du monde », comme s’il s’agissait d’un vaste panorama… Très concrètement, l’injustice se présente à ma porte, là, tout de suite. Je vis en France, où il y a des riches et des pauvres. Il y existe des situations où cette pauvreté est plus particulièrement sensible, et se manifeste dans le fait qu’on n’agit pas comme on le devrait pour des personnes qui se trouvent tout à coup au chômage et perdent leurs moyens d’existence, alors que leurs patrons gagnent des sommes considérables. »  (pp. 16-17)

Sur les objets de l’engagement… « Parmi les engagements vraiment précieux que peut prendre la nouvelle génération, c’est cette fois d’agir pour le développement en coopération avec les jeunesses des pays pauvres. {…} Aujourd’hui, j’estime que quelqu’un qui a vingt-cinq ans et qui a un contact humain avec des Asiatiques ou des Africains peut trouver le moyen de donner un sens à sa vie en les aidant à surmonter leurs propres difficultés. » (p. 28).

Tout ceci et bien d’autres choses devraient résonner aux oreilles des pioupious de l’insertion car on y entend en écho un autre nonagénaire, Bertrand Schwartz, avec…

– Le même quasi-acharnement humaniste : confiance dans l’homme même si celui-ci de ludens devient parfois demens (5)… et pari sur la jeunesse : « Utiliser les capacités créatrices des jeunes… », « Se priver des capacités d’ouverture, de disponibilité, de créativité des jeunes limite considérablement le changement social. » (6)

– La même crainte de la « désespérance » : « Ce qui les unit {les jeunes}, c’est leur désespérance devant l’absence de perspectives. » (7)

– La même dimension planétaire avec l’internationalisme : « Permettre aux jeunes de participer à des formes nouvelles de coopération avec le Tiers-Monde. » (8)

Sans difficulté, l’exercice pourrait être poursuivi.

Suggestion.

Stéphane Hessel, on l’a dit, fût candidat d’Europe Ecologie et, dans cet opuscule, plaide pour une « Organisation mondiale pour l’environnement ». Poursuivant sur cette migration des idées entre auteurs et champs, « relier les connaissances », peut-être parviendra-t-on un jour à creuser, affiner, compléter cette proposition, assurément considérée comme (au mieux) fantaisiste par la technostructure, d’une « politique écologique de l’insertion » ? (9) D’ici là, si le thème des prochaines journées professionnelles de l’ANDML est « l’engagement », peut-être Stéphane Hessel sera-t-il invité ?

Ah oui ! Pourquoi Yu-Kong ? Réponse en cliquant ici.

C’était donc notre deuxième pierre de la rentrée. Il y en aura d’autres, pas 300 000 comme à Angkor mais quelques unes. A suivre.

(1) Stéphane Hessel, Engagez-vous ! Entretiens avec Gilles Vanderpooten, 2011, L’Aube. Vraiment pas cher, 7 euros, et un seul regret : trop court, 70 pages que l’on lit en moins d’une heure.

(2) Dans ce programme du CNR, on peut lire au paragraphe « Sur le plan social » : « Le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail ; un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaines ; la garantie du pouvoir d’achat national pour une politique tendant à une stabilité de la monnaie… » En ces temps de crise, de travailleurs pauvres, d’allocations – aumônes pour les jeunes, on se prend à rêver… mais il est vrai que ce programme, cette fois au paragraphe « Sur le plan économique », prévoyait « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ». Cf. le texte n° 1 de cette série d’articles.

(3) Extrait de cette Charte que l’on peut lire ici Charte gouvernance mondiale : « Parce que ces grandes crises du 21e siècle sont planétaires, les hommes et femmes du monde entier doivent absolument mesurer leur interdépendance. Catastrophes survenues et catastrophes imminentes : dressée au carrefour des urgences, il est temps pour l’humanité de prendre conscience de sa communauté de destin. Point d’effet papillon ici, mais la réalité, grave et forte, que c’est notre maison commune à tous qui menace de s’effondrer – et qu’il ne peut y avoir de salut que collectif. »

(4) Que l’on songe à la moyenne d’âge dans les partis politiques… Que l’on songe à l’oligarchie – gouvernement par une petite classe dominante qui dispose de tous les pouvoirs – qui se combine avec une ploutocratie – système de gouvernement par les plus riches – et une gérontocratie – gouvernement par les plus vieux…

(5)« Pascal avait le sens de l’ambiguïté, pour lui l’être humain tient en lui le meilleur comme le pire. Descartes non. Il faut être pascalien. » Edgar Morin, « Comprendre le monde qui vient » in Edgar Morin, Patrick Viveret, Comment vivre en temps de crise ? 2010, Bayard, p. 10. En fait, si l’on s’intéresse aux quatre préceptes du Discours de la Méthode, deux d’entre eux sont toujours pertinents et deux ne le sont plus. Les deux pertinents : « … ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment » (le doute cartésien, se méfier des évidences) ; « … faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre » (l’évaluation continue, in itinere). Les deux qui ne sont plus pertinents : « … conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degré jusqu’à la connaissance des plus composés » (principe de progressivité, toujours valide en termes de conduite du changement mais inadapté à la nécessité de ne pas dissocier le tout de ses parties – « principe hologrammatique » dans la théorie de la complexité) ; « … diviser chacune des difficultés que j’examinais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre » (principe de séparabilité qui n’est pas compatible avec les interdépendances et la récursivité des systèmes complexes). On reviendra sur Pascal à l’occasion d’un commentaire de sa biographie par Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, 2000, Arthème Fayard.

(6) B. Schwartz, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, {1981}, 2007, Apogée, p.37.

(7) id. p. 27.

(8) id. p. 137.

(9) P. Labbé, « Pour une politique écologique de l’insertion » in « Bien sous tout rapport » (L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, {1981}, 2007, Apogée, p.197)