Olivier Schwartz (oui-oui, le fils de Bertrand) est sociologue. Il a participé à une table ronde consacrée au thème « Classes, générations, âge », aux côtés de Louis Chauvel et de François Héran, lors du forum Réinventer la démocratie, organisé par La République des Idées à Grenoble en mai 2009. Sa contribution, « Vivons-nous encore dans une société de classes ? », s’appuyait sur trois constats : « l’extension du domaine du désavantage social », l’importance prise par la culture de l’excellence, de la performance et de la compétence, enfin « la tripartition de la conscience sociale dans les catégories modestes ». Cela peut sembler compliqué, ça l’est d’ailleurs mais pas dans l’expression, limpide, d’Olivier Schwartz : dans ce que cela recouvre de facteurs, de processus et d’effets rétroagissants. Je tente l’explication parce qu’il me semble que ce qu’exprime ce sociologue est ressenti par beaucoup. Et je profiterai d’un petit paragraphe pour rappeler un point qui tient au cœur de beaucoup, tous ou presque on peut l’espérer, dans les missions locales.
Les désavantagés…
Avec « l’extension du domaine du désavantage social », Schwartz s’appuie sur Rober Castel pour qui il faut former une « société de semblables », c’est-à-dire vraiment capable d’intégrer l’ensemble de ses membres et qui se donne les moyens de contenir au maximum les inégalités. L’expression « société de semblables » peut ne guère convenir et on peut lui préférer celle de société de l’altérité – reconnaître et vivre avec l’autre différent et de plein droit – et ce n’est pas sans un peu d’effroi qu’on envisage une société de (trop) semblables… car, bien évidemment, ce qui fait le bonheur de la vie est la rencontre avec des gens dissemblables. Ceux qui nous font avancer nous étonnent. Mais enfin, l’expression de Castel reprise par Schwartz n’est évidemment pas à comprendre dans la vision terrifiante du meilleur des mondes d’Huxley (1). De quoi s’agit-il avec ce « désavantage social » ? « D’une grande banalité », c’est Schwartz qui l’écrit, c’est-à-dire de l’existence de groupes désavantagés, en situation vulnérable, exposés au chômage, à la précarité, aux emplois durs et mal rémunérés, à la relégation… Bref, en un autre mot de Castel, du précariat. Louis Chauvel (qui participait à la même table ronde) écrivait : « Lorsque l’on regarde la société française telle qu’elle est aujourd’hui {…}, on ne peut pas ne pas être frappé par l’étendue du phénomène et par le nombre de groupes qu’il affecte. Il y a d’une part tout un pan des salariés d’exécution du secteur privé : ces ouvriers frappés, aujourd’hui plus que jamais, par le chômage, la marginalisation, le fait de travailler dans des entreprises en déclin, et plus largement par tout ce processus de détérioration de la condition ouvrière… »
Hier mardi, aux informations sur Antenne 2, ce n’était pas les ouvriers mais les paysans : le père et le fils pleurant dans l’étable vide, face au matériel de traite inutile… sauf pour la banque qu’il reste à rembourser, le cheptel vendu pour payer leurs dettes, sans aucune perspective : « Je ne sais rien faire d’autre » disait l’éleveur. Prozac. D’autant plus que ce reportage était précédé d’un autre, l’évacuation de la « jungle » à Calais : matraquage de la misère humaine et ministre transfuge en complet veston arrivant en hélicoptère… Re-Prozac. Incontestablement, le précariat s’étend et, aujourd’hui, il ne recouvre pas que les emplois à durée déterminée ou à temps partiel contraint : les petits salaires ne suffisent plus et, comme l’exprimait Louis Chauvel dans Les classes moyennes à la dérive, « Les classes moyennes sont un peu comme un sucré dressé au fond d’une tasse : si la partie supérieure semble toujours intacte, l’érosion continue de la partie immergée la promet à une déliquescence prochaine et inéluctable. Si les catégories populaires ne vont pas bien en France, elles pourraient se sentir moins seules dans quelques années. » (2) C’était en 2006. Les quelques années sont passées. Le sucre a fondu.
L’urgence sociale incarnée…
C’est à ce stade de la communication de Schwartz que l’on peut s’arrêter un instant : « Et par ailleurs, il y a les jeunes. Les jeunes de familles populaires, bien sûr, d’abord et avant tout, et notamment les jeunes issus de l’immigration. Mais c’est aussi toute une partie des jeunes diplômés de l’université qui rencontre, aujourd’hui, on le sait, de grandes difficultés pour accéder à l’emploi, et qui n’y parvient que dans des conditions précaires, marquées par le déclassement… » Comme les mots de « déclassement » peuvent être utiles à certains moments ! Ils permettent d’identifier et d’objectiver un phénomène et, ce faisant, de le faire passer du registre de la sensibilité, imprécise mais prégnante, à celui de la rationalité, précis mais à distance. Un processus d’objectivation, dit-on, qui chloroforme également puisque l’on sait sans avoir le besoin de voir concrètement, en chair, ce que cela signifie.
Voilà une jeune femme, 26 ans, pas issue de l’immigration sauf à convenir que l’excentricité brestoise l’équivaut. Origine populaire et pas une enfance avec goûters, jeux éducatifs, séjours linguistiques. Un CAP et un BEP de secrétariat, résultantes d’une orientation banale pour celles et ceux qui a priori ne sont pas sélectionnés pour grimper dans l’échelle sociale. Mais un bac pro. Puis un BTS d’assistante de direction. Enfin un master 2 en gestion des ressources humaines. Un chemin qui exprime la résistance et le volontarisme contre les déterminismes sociaux, la voie pourtant tracée dès le berceau.Tout cela en alternance. Tout est juste et parfait au regard des experts en politique de l’emploi et de la formation, rien que du miel pour l’idéologie dominante « one best way » : du certifiant, de l’alternance… et en plus une mobilité puisqu’elle est depuis trois mois à Paris, pensant y trouver du travail. Sauf qu’il n’y a pas de travail. Surtout pour les jeunes. Plus de 350 courriers avec CV, trois entretiens arrachés mais sans effets et le bout de l’impasse qui s’approche : aucun revenu, aucun droit, Pôle emploi inaccessible, la fortune des 500 euros de collocation qu’on ne peut plus payer à ce jour dans une semaine, un découvert de 600 euros à la banque, l’enthousiasme d’un caractère qui est rongé, miné, par un quotidien où l’on tourne sur soi dans sa chambre, où l’on ne peut même plus démarcher tout azimut parce que l’on arrive aux derniers euros du forfait téléphonique, et une famille, guère fortunée, qu’on ne peut plus solliciter. Que va-t-elle faire ? La rue n’est plus un espace de déambulation ou de transition vers un point B mais une aspiration vers le vide. Re-re-Prozac. (3).
On imagine qu’avec « l’extension du domaine du désavantage social », Schwartz invite subliminalement par cette expression à une autre extension : de la lutte (4). Ce qui sauve le système de la révolte jeune c’est l’incorporation par chacun d’une solitude de destin, la nécessité de s’intégrer plutôt que de protester (5) et les doigts des inclus qui se referment sur le peu qu’il leur reste et qu’ils sentent leur échapper.
Les « grands »…
Second constat formulé de façon un peu alambiquée, « De la politique de l’excellence aux inégalités intracatégorielles ». Olivier Schwartz pointe ici l’importance qu’a prise, dans les catégories supérieures, « la culture de l’excellence, de la performance, de la compétence ». Quoi de plus ordinaire, pense-t-on, que les élites promeuvent une culture de l’excellence sans cesse accentuée selon le principe si bien expliqué par Pierre Bourdieu de la « distinction » (6) fait de déplacements successifs des objets et motifs de différenciation, c’est-à-dire de ce qui permet de se distinguer des classes moins bien positionnées mais aspirant à être aspirées par le haut ? Pour Schwartz, « Une caractéristique de cette culture est qu’elle peut être tout à fait favorable, d’un côté, en tout cas sur le principe, à des mesures visant à lutter contre les inégalités et les discriminations liées à l’origine (par exemple à l’origine ethnique) ; mais d’un autre côté, elle est profondément favorable à l’introduction, dans les entreprises et les organisations, de davantage d’inégalités en fonction du « mérite » et des performances. » Et de poursuivre : « Il semble bien, en effet, qu’une des évolutions caractéristiques de notre société comme plus largement de nombreuses sociétés occidentales contemporaines est qu’aux inégalités sociales classiques, entre catégories sociales différentes, s’ajoutent de plus en plus des inégalités « intracatégorielles », entre membres d’une même catégorie socio-professionnelle. Ces inégalités ont été très largement causées par l’éclatement et la diversification des statuts d’emploi, mais il saute aux yeux que la politique de l’excellence, des compétences, de la valorisation des performances et surtout de l’individualisation des trajectoires pourrait être à l’avenir un facteur extrêmement important d’accentuation des inégalités intracatégorielles, et donc aussi de remise en cause des solidarités au sein des groupes. » On retrouve ici le thème de « la lutte des places » (7), d’un monde où les solidarités ont cédé la place à la concurrence féroce, homo lupus homini est (l’homme est un loup pour l’homme), chacun contre tous dans un champ professionnel qui est moins un espace d’épanouissement (la fameuse « valeur travail » et le rapport symbolique au travail, la non moins fameuse dernière strate d’accomplissement de la pyramide de Maslow…) qu’une jungle… elle non évacuée manu militari par les forces de l’ordre mais promue au titre de l’intérêt général et sociétal par ceux qui, en fait, y ont un intérêt particulier.
Les « petits »…
Enfin, troisième constat, « la tripartition de la conscience sociale dans les catégories modestes ». Après la stratosphère des élites, le terrain des exécutants, de ceux qui piétinent en bas de la hiérarchie sociale. « Beaucoup d’entre eux adhèrent spontanément à une représentation binaire de la société, fondée sur une opposition entre le haut d’une part – les dirigeants, les puissants, ceux qui possèdent l’instruction, la puissance, l’argent – et d’autre part ceux qui sont en dessous, les simples exécutants, les ouvriers, les employés, ceux dont ils estiment de manière générale faire partie. » Cependant, plutôt qu’un système binaire « grands – petits », c’est d’un système « tripartite » dont il est question, avec une pression venant du haut mais également du bas : « C’est par exemple l’idée qu’il y a trop de chômeurs qui non seulement n’ont pas d’emploi mais qui n’en cherchent pas, qui vivent du RMI ou des aides sociales, qui se dispensent par conséquent de chercher du travail, et qui peuvent s’en dispenser parce que d’autres paient des impôts pour eux. {…} Ou encore, ce peut être l’idée que dans certaines familles immigrées, on vit sans travailler, grâce aux allocations, c’est-à-dire grâce à des aides sociales qui, là encore, sont financées par ceux qui travaillent et grâce à leurs impôts. {…} ce sentiment d’être lésés à la fois par des décisions qui viennent du haut mais aussi par des comportements qui viennent de ceux du bas, d’être lésés à la fois par les plus puissants et par les plus pauvres. {…} « C’est nous qui payons pour tout le monde »… »
L’urgence du sens…
De cette analyse, on peut sortir assez défait, déconfit… Si du bas en haut l’ensemble du système est à ce point critique, que reste-t-il comme alternative, quelle action et, plus encore, quelle posture sont-elles possibles ? Au sein des structures, celles qui nous intéressent ici et qui sont en front-line d’une combinaison paradoxale d’espoir et d’énergie, la jeunesse – ressource, et de « misère du monde » (8) subie, que faire ? Il y a une urgence du sens. Qui s’en saisira, déjà et ne serait-ce qu’à l’échelle d’une profession, pour radicalement changer le logiciel ? L’écrivant, un autre paradoxe s’impose : l’ampleur de la tâche est telle que l’on se sent partagé, plus exactement écartelé, entre l’enthousiasme qu’elle requiert et l’épuisement qu’elle promet. Courage.
(1) Le meilleur des mondes, 1933, Plon.
(2) 2006, Seuil, « La république des idées », p. 10.
(3) Cette jeune femme et cette situation ne sont pas un cas de figure mais recouvrent une vraie personne. Aujourd’hui. A toutes fins utiles. Urgemment.
(4) Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte,1994, éditions J’ai lu : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand {le héros de l’ouvrage} appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. »
(5) Voir infra note 7.
(6) Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, 1979, éditions de Minuit, « Le sens commun ». Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu parle de « génération abusée et désabusée » (pp. 159-164) et de « lutte contre le déclassement » pp. 166-172). Ce n’est donc pas nouveau mais cela s’est généralisé. Comme une gangrène. Comme des métastases.
(7) Vincent de Gaulejac, Isabel Taboada Léonetti, Frédéric Blondel et Dominique-Marie Boullier, La lutte des places, 1994, Epi. « Le modèle entrepreneurial devient le modèle dominant de la gestion des villes. La quête de l’excellence n’est plus seulement l’apanage des firmes multinationales. Cette révolution managériale est un élément central de la dualisation de la société, écartelée entre la recherche de la performance et le développement de l’exclusion. » (p. 41). Et « Lorsqu’on est chômeur, RMIste, sans domicile fixe, jeune de la rue ou immigré, la revendication essentielle n’est pas de changer l’ordre social mais de trouver une place dans cet ordre. » (p. 43).
(8) Pierre Bourdieu, La misère du monde, 1993, Seuil. « Le travailleur social ne peut donner que ce qu’il a, la confiance, l’espérance minimale qui est nécessaire pour essayer de s’en sortir. Il doit lutter sans cesse sur deux fronts : d’un côté contre ceux qu’il souhaite assister et qui sont souvent trop démoralisés pour prendre en mains leurs propres intérêts {…}, de l’autre contre des administrations et des fonctionnaires divisés et enfermés dans des univers séparés. » (p. 354 de l’édition de poche, collection « Points »). Gabrielle Balazs, dans ce même ouvrage, consacre quelques pages à une mission locale, celle de Villeneuve, à l’origine de la création d’une régie de quartier : « Ce type d’institution ne pourrait fonctionner sans le directeur, ancien militant du parti communiste, et sans le personnel, qui se considèrent plus comme des militants que comme des fonctionnaires, ne comptant pas leur temps et s’investissant fortement dans leur tâche. Ils fourmillent d’inventions… » (« L’occupationnel », p. 398). C’était, il est vrai, il y a seize ans.