Un texte que j’ai écrit en 1998 et qui figure en annexe du tome 1 des Bricoleurs de l’Indicible (2003, Apogée, collection Les Panseurs sociaux »). Toujours d’actualité ?
Échaudés par la constance des échecs de leurs politiques de l’emploi, les Gouvernements successifs sont prudents : l’hirondelle d’un état mensuel des DEFM (Demandeurs d’emploi fin de mois) ne fait pas le printemps du plein emploi. Parallèlement à un chômage structurel et endémique – que certains, tel Rifkin, n’hésitent pas à considérer comme modeste au regard des probabilités d’une fin annoncée du travail – se développent exponentiellement les nouvelles technologies de l’information. Parallèlement? Ce n’est pas sûr… Déjà des entreprises virtuelles existent : on y réinsère des chômeurs, les occupant à des tâches tout aussi virtuelles que leurs clients et leurs fournisseurs. Et si demain, selon le double principe de la division du travail et de l’individualisation, la virtualité s’adressait à chaque demandeur d’emploi… non pour le réapprentissage mais pour l’anesthésie?
2004.
Martine Aubry, Présidente de la République, s’apprête à accéder pour deux ans à d’encore plus hautes responsabilités, la présidence de la Commission Supra Nationale de l’Europe Fédérale des Trente-Deux (dit CSNEF-32).
Marcel, lui, est au chômage depuis huit ans. Mécanicien automobile, il a travaillé vingt ans dans un petit garage à Saint Martin des Champs. Cela se passait bien jusqu’à ce que, en 1996, son patron parvienne à la retraite. Celui-ci a vendu son affaire à un importateur de véhicules de direction qui n’avait besoin que d’un préparateur – nettoyeur.
Marcel, après un bilan de compétences (BC) et une session d’orientation approfondie (SOA), a pris conscience, grâce aux conseillers qui l’ont reçu et aux formateurs qui l’ont sondé, de son inadaptation au marché du travail. Les quelques rares entretiens décrochés auprès d’employeurs pressés – Marcel participait à un Cercle de Recherche Active d’Emploi (CRAE) – ont confirmé le diagnostic : son « employabilité » (c’est ce que disaient les patrons) n’était pas satisfaisante.
Une chance : en 1998, Marcel est parvenu a décrocher un Contrat de Qualification. Auparavant réservé aux jeunes, le CQ venait juste d’être élargi aux adultes. Ce n’était pas, selon l’expression de Marcel, « le Pérou » (surtout financièrement! Le banquier n’avait pas suivi, il avait été obligé de vendre son pavillon, l’ambiance familiale s’était détérioriée et sa femme l’avait quitté) mais, au moins devant les quelques copains qui continuaient à le voir, il retrouvait une constance. Avec quelques adaptations bien sûr, Marcel pouvait faire comme avant. A La Civette le samedi midi, par exemple, il suffisait de prendre un seul jeu à 10 F et deux ou trois blancs en disant qu’il ne supportait plus les « p’tits jaunes ». Cela ne pouvait – finalement – pas lui faire de mal et coûtait bien moins cher. Bien sûr, compte tenu de sa mise, il avait moins de chances de décrocher le gros lot mais il fallait apprendre à se serrer la ceinture. Comme tout le monde. C’est d’ailleurs ce que répétaient à la télévision « les Grands ».
Le troisième millénaire s’est présenté pour Marcel sous de bons auspices : il est arrivé au bout de son CQ (mécanique automobile, option numérique). Son patron – Monsieur Michel – n’a pas pu le garder. C’était inévitable et il l’avait d’ailleurs prévenu : la compétitivité de son entreprise était en jeu et les Anglais avaient entre temps conçu un automate qui pouvait traiter en un temps record (diagnostic et réparation) les demandes des clients. Marcel comprenait : les clients, c’est sûr, étaient de plus en plus pressés…
Marcel a eu, à ce moment, une sacrée idée : dans le temps, des ouvriers faisaient le « tour de France ». Il avait d’ailleurs connu l’un d’entre eux qui, aujourd’hui, avait bien réussi (et, à présent, ne bougeait plus). D’autre part, tous les conseillers qu’il rencontrait lui disaient : « La solution, c’est la mo-bi-li-té! ». Marcel a donc quitté Saint Martin des Champs. De toutes façons, plus grand chose ne l’y retenait : sa femme avait obtenu le droit de garde, le Juge des Affaires Matrimoniales considérant que ses revenus ne lui permettaient pas d’élever correctement Jeremy et Claudia.
A vrai dire, la route n’a pas été facile : pour des questions d’argent, bien sûr, également parce qu’il n’avait pas d’adresse fixe. Ce qui, pour l’employeur, n’est jamais très bon. Quelques patrons l’ont reçu. Sa formation les intéressait mais, au bout du compte, ils lui disaient que, « le marché étant ce qu’il est », ils le comprenaient, l’encourageaient… et préféraient embaucher des gars du coin (les collectivités avaient mis au point des aides pour les demandeurs d’emploi locaux).
Durant deux ans, Marcel a beaucoup marché. Il lui arrivait de croiser parfois d’autres marcheurs, des chômeurs qui, ensemble, protestaient. Marcel ne les a jamais rejoint, même s’il éprouvait pour eux de la sympathie : avec son expérience, sa volonté, sa formation, il parviendrait bien, lui, à s’en sortir…
Puis, progressivement, Marcel a compris qu’un autre problème se posait : il approchait de la cinquantaine. Un conseiller de l’AEPE (Agence Européenne Pour l’Emploi), rencontré sur son périple dans le Sud-Ouest, lui a d’ailleurs dit : « La fenêtre de l’employabilité s’est rétrécie : dans votre métier, pas avant trente ans et jamais après quarante-cinq… » Marcel commençait à désespérer. Tout lui manquait : Jeremy, Claudia, Saint Martin des Champs, La Civette, les odeurs de graisse et d’échappement…
Heureusement, depuis presque un an, Marcel a retrouvé le bonheur. Il a accepté une proposition de l’AEPE pour participer à une expérience baptisée « Apnée Socio-Professionnelle de Compensation » (ASPC) : une fois par mois, le premier lundi, il se rend à l’Agence qui a conclu un accord de partenariat avec une entreprise spécialisée dans les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Pendant une heure, avec un casque sur la tête, il revit le bonheur de l’atelier. Grâce aux capteurs infrarouges, aux lunettes stéréoscopiques et palpeurs sensorio-kinesthésiques, tout y est : les outils, les odeurs, la chaleur, les courants d’air, les bruits… Marcel se déplace dans un atelier, se glisse sous le pont de levage, règle les moteurs… Lundi dernier, il a même cru s’être coincé la main entre deux tôles. Pourtant tout cela est, selon l’expression, « virtuel ». Mais peu importe : une heure par mois suffit pour retrouver un équilibre et pour passer des nuits apaisées.
Il paraît que ASPC (que le CSNEF-32 compte élargir : les trente-deux recensent aujourd’hui plus de soixante-dix millions de chômeurs) est inspirée d’une expérience datant de septembre 1995 (presque dix ans!) et baptisée Osmose. Son auteur, Char Davies, disait : « Osmose marque la sortie des arts du virtuel de leur matrice originelle de simulation « réaliste » et géométrique. Cette oeuvre offre un démenti cinglant à ceux qui ne veulent voir dans le virtuel que la poursuite du « projet occidental et/ou machiste de maîtrise de la nature et de la manipulation du monde. »
Le reste du temps, Marcel s’occupe à le passer. Il regarde, grâce à la télévision numérique, une chaîne spécialisée dans la mécanique et la réparation automobiles. De temps en temps – le samedi midi surtout – il se rend virtuellement à La Civette (qui a été reprise et transformée en cybercafé) : l’ambiance a changé mais, en général, il y rencontre toujours en Newgroup deux ou trois de ses anciens copains qui s’y connectent au même moment.
Philippe Labbé
mars 1998.