Quoique antérieur, dans la lignée de « bac + 8 à insérer », proposition d’un cheminement avec un article de Louis Chauvel paru dans la Revue de l’OFCE en janvier 2006, « Les nouvelles générations devant la panne prolongée de l’ascenseur social ». On peut le lire en le téléchargeant sur le site de Louis Chauvel, indiqué dans le « Blogroll » en bas à droite (1). Résumé, extraits et digressions analogiques : « Sans l’intuition, la raison est stérile ; sans la raison, l’intuition est irrecevable ». C’est Descartes.
Une génération en creux…
Tentant de dépasser une approche culturaliste et contrairement par exemple à la « génération 68 » qui a vécu des « évènements historiques à portée symbolique et culturelle », pour Louis Chauvel les jeunes constituent aujourd’hui « une génération, sinon en creux, par défaut ». Pour autant, un « événement fondateur » les agrège car, contrairement à leurs aînés qui « ont connu 6% de taux de chômage dans les douze mois de leur entrée dans le monde du travail, eux sortis en 1985 ont fait face à un taux moyen de 33%… ». Ainsi « L’avènement du chômage de masse concentré sur les jeunes est un événement historique moins visible que mai 1968, mais il pourrait être en revanche plus massif, démographiquement voire culturellement. »
Louis Chauvel identifie « trois grandes fractures intergénérationnelles… : la remise en cause de leur position économique relative {par rapport aux générations qui les précèdent}, des déclassements sociaux plus fréquents, une marginalisation dans l’accès au politique. »
Une position économique dégradée…
« En 1975, les salariés de cinquante ans gagnaient en moyenne 15% de plus que les salariés de trente ans… Aujourd’hui, l’écart est de 40%… La lecture générationnelle permet de comprendre que les jeunes valorisés d’hier sont devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui. » Ainsi, « les premiers nés du baby-boom ont… profité de la dynamique de l’emploi… Les suivants ont subi la remise en cause de cette dynamique. » D’autre part, s’observerait un effet de rémanence, c’est-à-dire le fait que « la situation à trente ans conditionne les perspectives à tout âge ultérieur. » Sachant qu’une proportion non négligeable des jeunes rencontrant des difficultés traînent déjà derrière eux le poids d’un destin social lourd (celui d’une classe fragmentée susceptible de basculer dans la catégorie des surnuméraires, celui de modèles parentaux déjà affectés par la gangrène du chômage), on peut se dire que, face à cela, l’enjeu d’un accompagnement, d’une part dense, d’autre part qui vise une reconstruction identitaire positive durant cette phase de « socialisation transitionnelle », est majeur. Tant les moyens mobilisables – 150 à 200 jeunes, voire plus, à suivre par conseiller – que les consignes – orientation rapide vers l’emploi plus que projet professionnel multipliant et même encourageant de multiples expérimentations qu’avec le temps on sédimenterait en expérience – apparaissent décalés et fondés sur l’axiome selon lequel il suffirait d’un emploi, la plupart du temps rémunéré a minima et précaire, pour que la métamorphose s’opère, pour que – reprenant Maslow – la grimpette de la strate des besoins de survie (manger, boire, dormir, se chauffer) à celles de la reconnaissance et de l’accomplissement se fasse la fleur au fusil et au pas de course. Si cette jeunesse est « difficile » et « en panne d’avenir » (2), un simple rafraîchissement de son édifice ne suffira pas car, à la moindre intempérie ou secousse, il se lézardera révélant des fractures non-réduites, juste maquillées. Nonobstant son caractère un peu sexiste, la métaphore météorologique marine et bretonne « Ciel pommelé, femme fardée, sont de courte durée » constitue un avertissement : le ciel est nuageux, de ces cumulus-boules de ouate qui peuvent basculer en cumulonimbus. Les vents verticaux y soufflent parfois à plus de 100 km/h.
Sans doute le « plan jeunes » est-il critiquable à partir de sa quasi-exclusive orientation « entreprises » ; sans doute aussi, l’option « alternance » quoique guère novatrice est-elle par contre bonne dès lors que le lien entre l’employeur et l’apprenti n’exonère pas le premier d’une reconnaissance sonnante et trébuchante ; cependant – et c’est ici que, sans même évoquer la signification en termes de reconnaissance, le mutisme sur les missions locales est inquiétant – le « plan jeunes » est et n’est que structuré sur une base économique, le social étant abandonné à la grâce homéostatique d’une autre main invisible, l’emploi. Pour être juste, le président de la République, dans son discours, a indiqué que des propositions face à d’autres problèmes que l’emploi seraient faites, dans la dynamique de la commission Hirsh, d’ici quelques semaines. Attendons. Espérons.
Le Conseil économique, social et environnemental écrivait dans son rapport présenté le 22 octobre 2008, 25 ans de politiques d’insertion des jeunes : quel bilan ?, « … la jeunesse tend à être conçue comme une phase d’expérimentation et de recherche de soi dont la durée est indéterminée {pour une fois !} et l’horizon lointain. » (p. 12). Mais l’urgence sociale régulièrement redécouverte ainsi que le temps court des programmes impactent le temps long de la socialisation, obèrent la possibilité des expérimentations multiples de tout ordre, réduisent d’autant les opportunités de faire coïncider projet professionnel et projet de vie, extirpent tout investissement symbolique dans un métier en ne retenant qu’un investissement instrumental dans un emploi. Paraphrasant le même Louis Chauvel mais cette fois dans un autre ouvrage plusieurs fois cité sur ce blog, Les classes moyennes à la dérive (3), on pourrait poser la question « Les jeunes sont-ils jeunes ? » ou, plus explicitement, laisse-t-on aux jeunes le temps de leur jeunesse ? Nul doute que l’on se prépare ainsi de surprenants lendemains, ceux des gueules de bois après l’ivresse d’une consommation rapide et excessive. Le pronostic de Philippe Engelhard à propos de l’acculturation accélérée de sociétés traditionnelles dans la modernité est valable ici pour notre jeunesse : « Certaines sociétés, catapultées violemment dans la modernité occidentale, sont contraintes de remiser aux oubliettes leur appareil mental de traitement de la durée. On voit mal comment elles en sortiraient indemnes. » (4)
Le déclassement…
Avec le déclassement, notion désormais commune – on pense aux expressions d’ « ascenseur social en panne » ou de « descenseur social » (5) -, Louis Chauvel pointe « un important revirement des chances d’ascension sociale … les 30-34 ans … maintenant font face à presque autant de risques de déclin que d’ascension sur la pyramide sociale. » Comme l’écrivaient François Dubet et Marie Duru-Bella, « Alors que nous avons longtemps vécu sur la confiance dans l’avenir, dans l’idée que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, la tendance se renverse et nombre de Français pensent que demain sera pire qu’aujourd’hui et que nos enfants vivront plus mal que nous. En 2004, 60 % des Français se déclarent optimistes pour leur propre avenir alors qu’ils ne sont que 34 % à l’être pour ce qui est de l’avenir de leurs enfants. Ce sentiment ne procède pas d’un appauvrissement général (le niveau de vie moyen a sensiblement augmenté durant les vingt dernières années), mais de la crainte que le long processus de promotion et de mobilité sociale se retourne en menaces de chute et de déclassement, menaces d’autant plus mal vécues qu’elles prennent place dans une « société de classement » marquée par le souci de la sélection et de la hiérarchisation. Cette crainte est fondée… » (6).
Ce déclassement, dont on connaît une illustration avec le technicien de surface bac + 5 et la généralisation (faut-il parler de « contamination » ?) de l’insertion à toute une classe d’âge (7), s’exprime dans la dévalorisation des titres scolaires, « processus où, par surabondance de diplômés par rapport aux positions sociales disponibles, une partie importante des jeunes diplômés ne peuvent plus envisager les mêmes carrières que leurs aînés. » Phénomène aiguisé par le fait que, même si le baby-boom se transforme en papy-crash, nombre d’adultes inclus, cédéisés, queue de comète du compromis fordiste puis des trente glorieuses, demeurent en place sur des postes de responsabilité mais avec un capital culturel inférieur à celui des jeunes qui piétinent. D’où la lutte des places (8), intergénérationnelle, que risque d’accentuer « l’effet de déplacement catégoriel {qui} correspond au fait que l’entreprise substitue une catégorie de salariés à une autre afin de bénéficier de la subvention. » (9).
Une marginalisation dans l’accès au politique…
Louis Chauvel poursuit son article par un focus généralement moins développé, sinon pour constater et déplorer un manque d’investissement politique des jeunes. Hier matin, sur France Culture, Guy Rider, le secrétaire général de la CSI (confédération syndicale internationale, première coalition syndicale au monde qui représente 168 millions de travailleurs dans 155 pays) reconnaissait que « le syndicalisme a un problème avec la jeunesse ». Formule heureuse car, pour une fois, elle inverse la perspective de la place du problème : des jeunes « en difficulté » à la société en difficulté. Ainsi Louis Chauvel rappelle que « en 1982, l’âge du représentant syndical ou politique moyen était de 45 ans, et il est de 59 ans en 2000 », que « les députés de moins de 45 ans représentaient 38% de l’Assemblée en 1981, et seulement 15% en 2002 », que « les nouvelles générations sont en même temps durablement absentes du jeu politique institutionnel »…
Si encore les seniors qui occupent le Parlement témoignaient d’une assiduité sans faille ! Car « Travailler moins pour gagner plus » pourrait être le slogan de beaucoup de parlementaires dont la permanence sur les bancs n’est certes pas le point fort. Mais est-ce bien grave, interroge Le Monde du 28 avril dernier, dans la mesure où « le débat peut paraître insolite aux yeux de citoyens habitués à ce que la présence au travail soit la règle »… pour eux mais pas pour leurs édiles. Rappelons que le 9 avril le projet de loi Création et Internet a été rejeté en séance publique par 21 voix contre 15… quand l’Hémicycle compte 577 élus. Rappelons également qu’un parlementaire perçoit 7000 euros d’indemnités de fonction, de base et de résidence et que le règlement de l’Assemblée nationale prévoit en cas d’absences répétées des sanctions… qui « en pratique, ne sont jamais appliquées. » Il faut dire que ces mêmes édiles occupent généralement d’autres fonctions électives. On se demandait comment il était possible de cumuler trois, voire quatre mandats. C’est simple : il suffit d’occuper trois ou quatre temps partiels. Dès lors que les appointements, eux, ne sont pas proratisés. Tout cela plutôt que partager le travail parlementaire, l’exercice élargi et rajeuni du débat et de la décision démocratiques. Le jour où le populisme sévira, il ne sera plus temps de gonfler les poitrines ornées d’écharpes tricolores pour entonner le couplet du front ou du sursaut républicain.
Théoricien…
Louis Chauvel conclut « Générations invisibles, elles sont en même temps l’expression profonde des périls qui nous attendent » et ses dernières phrases méritent d’être rapportées in extenso : « … beaucoup de choses dépendent encore du rythme absolu de la croissance, ce dont dépendra la taille de la part de gâteau qui reviendra à chacun. En la matière, deux perspectives s’ouvrent : un rebond durable de la croissance offrirait aux générations à venir des conditions meilleures de mobilité sociale ascendante en termes absolus, tout à la fois par rapport aux parents et par rapport au diplôme. Au contraire, le prolongement pendant plusieurs décennies encore de la croissance très ralentie des trente dernières années aurait un effet délétère sur des générations de mieux en mieux formées, pour qui les conditions d’insertion en France seraient de moins en moins attrayantes. Dès lors, sachant la désocialisation des jeunes générations par rapport aux syndicats et aux partis les plus institutionnalisés, le déclassement de masse de la population française qui résulterait d’une stagnation encore prolongée aurait des conséquences lourdes pour la stabilité politique d’ensemble. Nous en avons déjà vu différents signes. »
Les dernières lignes, cette fois, de son ouvrage Les classes moyennes à la dérive : « Tout cela pour que nos générations puissent avoir un jour le sentiment de n’avoir pas vécu en vain. Malheureusement, depuis longtemps, les années électorales sont rarement le bon moment pour poser des questions trop sérieuses. Et, ensuite, il est trop tard. »
Décidemment, cet homme est au mieux un Cassandre, au pire un théoricien. Or « Je préfère confier une mission à quelqu’un {Henri Proglio, président de Véolia} qui a démontré ce qu’il savait faire plutôt que de la théorie. On a besoin maintenant de praticiens, de gens opérationnels, pas de gens qui parlent. De gens qui font. » C’est le président qui l’a dit… même si ce n’est pas écrit dans son discours. Exactement l’inverse que pour les missions locales : écrit mais pas dit.
(1) On trouvera à peu de choses près cet article dans l’ouvrage collectif La nouvelle critique sociale, 2006, Seuil-Le Monde, « La République des idées ».
(2) Une jeunesse difficile. Portrait économique et social de la jeunesse française, études coordonnées par Daniel Cohen, incluant « Une jeunesse en panne d’avenir » (Christian Baudelot et Roger Establet), 2007, CEPREMAP, éditions ENS rue d’Ulm.
(3) 2006, Seuil-Le Monde, « La République des idées », p. 23.
(4) Philippe Engelhard, L’homme mondial. Les sociétés humaines peuvent-elles survivre ? 1996, Arléa, p. 339.
(5) Philippe Guibert, Alain Mergnier, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, 2006, Plon, Fondation Jean Jaurès.
(6) François Dubet, Marie Duru-Bella, « Déclassement : quand l’ascenseur social descend », Le Monde, 23 janvier 2006.
(7) Sur ce blog, « Bac + 8 à insérer », 29 avril.
(8) Vincent de Gauléjac, Isabel Taboada-Léonetti, La lutte des places : insertion et désinsertion, 1994, Desclée de Brouwer.
(9) Sur ce blog, « Plan jeunes : il faut sauver l’entreprise ! », 26 avril, note n° 6.