Archives de décembre, 2008

I… comme Icare…

L’UNML vient d’éditer son « Flash » n° 93, daté de décembre 2008, sur le thème « Les missions locales et la mise en oeuvre du contrat d’autonomie ». On remarquera la souplesse rhétorique, belle illustration de l’euphémisation : les pouvoirs publics appellent « vigoureusement la pleine collaboration des Missions locales »… On imagine la force et la vigueur. Sans peine, on imagine également les franches conditions contractuelles lorsque les services déconcentrés font part aux missions locales « des risques sur les renégociations des CPO » qui « ne répondraient pas pleinement à leurs attentes ». Stanley Milgram démontrait quels étaient les ressorts de La soumission à l’autorité (1974) : le film I comme Icare s’en est inspiré. Disons qu’aujourd’hui, à la blouse blanche du professeur s’est substitué le porte-monnaie du financeur. Autres temps, autres mœurs… qui, toutefois, n’évitent pas un débat très rarement, sinon jamais abordé, dans le secteur de l’insertion : l’autonomie associative. Celle-là même qui permet et fonde le « projet associatif » prévu dans la circulaire DGEFP n° 2007-26 du 12 octobre 2007 relative au financement du réseau des missions locales et PAIO : « Le financement des missions locales s’inscrit dans le régime des subventions : il est accordé sur la base d’un projet associatif présenté par le président de la mission locale. Il doit s’assurer d’une cohérence entre les objectifs fixés en fonction des besoins du territoire et l’allocation des moyens par l’Etat. »

Une synthèse entre hétéronomie et autonomie…

Que, concrètement, les missions locales contribuent activement, non pas au succès du contrat d’autonomie, mais à ce que les jeunes potentiellement bénéficiaires puissent s’y inscrire (ce n’est pas la même priorité : dans un cas, le programme est discriminant, dans l’autre c’est le jeune) va de soi. Pour deux raisons déontologiques correspondant à deux perspectives. La première est que rien de ce qui peut aider les jeunes dans leur insertion ne peut ni doit être négligé. La seconde est, puisque les missions locales ont une mission de service public (Protocole 2000, droit à l’accompagnement dans la loi de cohésion sociale), que les pouvoirs publics tendent à oublier (précisément avec le contrat d’autonomie mis en appel d’offres) elles sont tenues à un devoir de loyauté vis-à-vis de ces pouvoirs publics qui les financent. Ceci étant et à partir de cet exemple, on se rend compte que la place des missions locales n’est ou, en tout cas, ne devrait pas être celle d’un « opérateur » appliquant sans sourciller les consignes qui lui sont données : elle est à l’épicentre d’une dialectique, sinon d’une dialogique, entre une politique publique et un projet associatif. La politique publique, par définition, est hétéronome. Le projet associatif, par définition également, est autonome. On voit bien aujourd’hui l’hétéronomie à l’oeuvre. On voit moins l’autonomie. Certains seraient sans doute enclins à penser que le rapport de forces ne permet guère les marges de manœuvre. Ce dont on peut être certain c’est que, s’il n’existe pas de projet associatif, la question de la dialectique, donc d’une synthèse plus ou moins orientée d’un côté ou de l’autre mais nécessairement fruit d’un compromis, serait nulle et non avenue : il ne resterait que des missions locales « opératrices », peuplés d’« agents » aussi disciplinés que peu engagés. Si tel devenait le cas, il faudrait que la CPNEF décide d’une « action prioritaire nationale », « Motiver son équipe »,  développant une « offre de service ». Des lieux strictement fonctionnels, pas des espaces. Bien loin des origines. Bien loin de l’engagement…

Le communiqué de l’UNML

« Depuis la mi-novembre, la Délégation Générale à l’Emploi et à la Formation Professionnelle (DGEFP) organise des réunions quasi hebdomadaires pour suivre la mise en œuvre du contrat d’autonomie. Ces réunions, animées directement par le nouveau Délégué Général à l’Emploi et à la Formation Professionnelle, Bertrand Martinot, sont sensées concerner  les départements où des problèmes existent. Dans les faits, une douzaine de départements ont déjà été examinés et plusieurs autres réunions sont déjà planifiées en janvier.

Ces réunions sont l’occasion pour les pouvoirs publics d’appeler vigoureusement la pleine collaboration des Missions Locales pour amorcer le dispositif du contrat d’autonomie, notamment en orientant vers ce dispositif des jeunes déjà accompagnés par les Missions Locales de manière à accélérer leur insertion professionnelle.

Ces réunions ont également permis à certains représentants de l’Etat en région de faire part des risques sur les renégociations des CPO pour les Missions Locales qui ne répondraient pas pleinement à leurs attentes. Sur ce point, l’UNML a d’ores et déjà saisi Bertrand Martinot pour lui faire part de son étonnement et de l’effet contre-productif d’un tel affichage.

 Lors des premières réunions, l’UNML a rappelé que le dispositif avait été mis en place dans un climat de défiance envers les Missions Locales qui s’avérait peu propice à une saine collaboration entre nos structures et les opérateurs retenus.

Nous avons appelé le Délégué général à la prise en compte de ce constat et à laisser le temps aux acteurs de terrain de construire de réelles relations de confiance.

Dès les travaux préparatoires à la mise en place du contrat d’autonomie, la plupart des difficultés auxquelles sont aujourd’hui confrontés les opérateurs retenus avaient été pointées:

 – forte déperdition entre le nombre de jeunes convoqués, les jeunes effectivement présents aux réunions d’information, ceux qui se déclarent intéressés et ceux qui intègrent finalement le dispositif,

 – effet d’aubaine créé par le montant de la bourse allouée aux signataires du contrat d’autonomie,

– mise en concurrence du contrat d’autonomie et du Civis,

 – très bonne couverture des territoires des CUCS par les Missions Locales et leurs équipes. Ce point est d’ailleurs confirmé par de nombreux opérateurs qui annoncent déjà qu’il leur sera difficile de trouver des jeunes qui ne soient pas connus de la Mission Locale.

TOUT FAIRE POUR LES JEUNES

En tout état de cause, la pression est forte pour que le contrat d’autonomie fonctionne. Il va de soi, pour l’UNML, que les Missions Locales assureront leur rôle d’accompagnement des jeunes vers l’insertion professionnelle et sociale. Dans cette logique, les jeunes qui pourraient tirer bénéfice de la signature d’un contrat d’autonomie seront évidemment orientés vers ce dispositif.

L’UNML a assuré la DGEFP que les Missions Locales ne faisaient pas, et ne feraient jamais, d’obstruction vis à vis d’un dispositif pouvant servir l’intérêt des jeunes et ce, quelles que puissent être les contraintes qu’il représente pour elles (en termes financier, d’organisation interne, de relations avec d’autres opérateurs ou même avec les jeunes car elles doivent gérer le retour de ceux qui ne sont pas retenus ou qui ne correspondent pas aux critères d’éligibilité).

Une bonne coopération avec les services de l’Etat sur cette question du contrat d’autonomie est d’autant plus importante actuellement que le chômage des jeunes augmente rapidement et que cette progression risque de s’accélérer dans les prochains mois.

 Par ailleurs, la large ouverture du recours aux contrats aidés pour soutenir l’emploi qui a été annoncée par le Gouvernement pour l’année à venir devrait concerner directement les Missions Locales. En effet, notre réseau devrait se voir confier la gestion pleine et entière d’au moins un de ces contrats pour le public qu’il a l’habitude d’accompagner, à savoir les jeunes. Dès que les contours de cette ouverture seront stabilisés, nous vous en informerons.

Pour rappel, l’UNML et l’ANDML organisent conjointement une réunion de travail, le mercredi 28 janvier 2009, pour dresser un premier état des lieux de la mise en œuvre du Contrat d’autonomie, mettre en commun les difficultés rencontrées localement et mettre en avant des modalités de fonctionnement adoptées notamment au sein des comités de pilotage. Cette manifestation réunira Présidents et Directeurs concernés par le Contrat d’autonomie. »

 Ah oui, ne pas oublier : meilleurs vœux pour cette année 2009 ! Elle promet.

Et, en réponse, de Bourgogne, les voeux de Régis :

Meilleurs voeux à toutes et tous…

Tiens Philippe, cela m’étonne de toi que tu n’es pas contesté l’appellation de ces contrats… qui devraient s’appeler contrats d’indépendance (car touchant à l’aspect professionnel de l’insertion) et non d’autonomie (qui touche à l’aspect social de l’insertion). {Note PL: Je n’y avais pas songé. mais, bon Dieu, mais c’est bien sûr…!}

Mais, bon, si les Missions locales font de la dialectique autour des notions d’autonomie et d’indépendance, elles ne sont pas prêtes d’être intégrées au service public de l’emploi et elles apparaîtront encore comme rebelles (ceci dit avec le plus grand sourire que permet cette crise économique et sociale -dans quel sens : aucun intérêt car ce sont toujours les mêmes qui trinquent… à la nouvelle année cela s’entend…).

Sans oublier les voeux de Pierre… de l’hémisphère sud :

Cher Philippe.

Une amicale pensée d’un réunionnais à un breton, dans ce monde qui sera sauvé par la diversité s’il n’est pas noyé avant par le communalisme. Au gui l’an 9. Et qu’il soit bienveillant pour tes sentiments, fertile pour tes pensées, riche pour tes actions et serin pour ta santé.

Et qu’il apporte pour nos Missions santé, logement, citoyenneté et vie sociale, domaines exclus par l’autonomisation d’un contrat, mais qui sont au cœur d’une jeunesse en soif d’insertion.

Bonne année d’une ile à l’autre.

Pierre

Philanthropie

Publié: décembre 23, 2008 dans 1

Puissant ou misérable…

Comme l’écrit Pierre-Antoine Delhommais dans Le Monde des 21-22 décembre 2008 (« De Sing Sing 1029 à Sing Sing 2008 »), « De cette crise financière, on ne se lasse pas. On croyait avoir tout vu, on n’a rien vu. » Et de parler des cinquante milliards subtilisés par l’escroc Madoff… Au fait, où sont-ils ces milliards ? Ce n’est quand même pas possible qu’il les ait dépensés, ça ne doit pas être si simple de s’en débarrasser, y compris en pourboires royaux ! Le bracelet électronique n’est pas évoqué dans la chronique mais c’est un peu comme la cerise sur le gâteau : on l’imagine ce Madoff en gourmette high-tech, certes avec une caution – qui doit le soucier comme une guigne – mais en liberté. Pour trois francs-six sous ou l’équivalent en euros ou en dollars, bien de petites gens dont l’inconvénient patronymique est de ne pas s’appeler Madoff connaissent l’ergonomie de geôles rarement quatre étoiles. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », énonçait Jean de la Fontaine.

Des épargnants qui n’épargnent personne…

L’escroquerie de Madoff, « chef d’œuvre miniature », n’a exempté personne : épargnants, boursicoteurs, banques et même proches… Mais, parmi les victimes, on remarque nombre de fondations philanthropiques qui avaient placé leur argent dans des fonds spéculatifs. Là, le bât blesse… Car, si la première réaction est probablement celle de l’indignation – escroquer des philanthropes ! -, on peut quand même s’interroger sur l’éthique appliquée à soi-même de celles et ceux qui n’hésitent pas à dégouliner… d’éthique. En 1993, nous avions eu en France l’ARC (Association de recherche sur le cancer) dont on retiendra que le cancer n’était pas qu’un objet de recherche mais avait métastasé son président Jacques Crozemarie, un escroc qui nous voulait du bien. En 2008 et grâce à un autre bienfaiteur, on découvre que les fondations philanthropiques investissent dans des junk bonds et autres fonds spéculatifs « pourris ». Au bout du compte, les yeux embués, le cœur sous la main (entre les deux, le portefeuille), elles ne font que reproduire à leur échelle ce que trafiquotent ceux que l’on appelle bien improprement des « épargnants ». Car ces « épargnants » n’épargnent personne… en particulier leurs voisins de palier ou de pavillon. « Jouant » – encore un terme inadéquat – en bourse, chaque gain recouvre une nouvelle misère humaine puisque la « ressource humaine » est celle sur laquelle la main invisible, qui étrangle beaucoup pour caresser peu, appuie pour en extirper des rendements à deux chiffres. Boursicoter c’est presser le citron, compresser la chair pour jouir du jus.

Kant…

« Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle », exprimait Kant dans son fameux « impératif catégorique ». Ou, formulé différemment, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. Cela a la simplicité de l’évidence mais cela se heurte à l’égoïsme discret, aux petites lâchetés subreptices, au bénéfice immédiat avec bourse.com. Lorsque, pour fêter le nouvel an, votre jovial voisin vous tend un verre, demandez à vérifier son épargne. Elle peut avoir un goût d’amertume. C’est celui de la cupidité. Elle peut avoir un goût suave. C’est celui de la solidarité. Qui exige la conscience.

Transmis par (l’incontournable) Docinsert, cet article du Dauphiné libéré (22 décembre 2008) avec une interview de Laurent Berthet, maire-adjoint à Echirolles et président de la mission locale du Sud-Isère.

L’Etat se désengage de l’accompagnement social.

L.B. « … Chaque année, nous aidons 10 000 jeunes. Avec la crise, nous estimons que ce chiffre va grimper à 15 000 en 2009…»

D.L. « Quelles difficultés rencontrez-vous aujourd’hui ? »  

L.B. « Premièrement, nous avons un problème de financement. Les communes, la région et le conseil général font ce qu’ils peuvent mais, depuis trois ans, l’Etat est le seul contributeur dont l’aide ne progresse pas alors que les besoins sont énormes. Il se désengage de l’accompagnement social. Avec le budget prévisionnel 2009, dans l’agglomération {grenobloise}, six de nos conseillers vont être supprimés, soit 10 % des postes. Au moins 800 jeunes ne pourront donc pas être aidés. »

D.L. « Que demandez-vous précisément ? »

L.B. « On ne peut pas nous fixer des objectifs chiffrés alors que la crise sociale est énorme et que nos moyens stagnent. Ce n’est pas réaliste. Les huit missions locales ont donc adopté une position commune et ferme : si les représentants de l’Etat refusent de nous recevoir tous ensemble et se bornent à des entretiens individuels, aucune mission locale ne s’y rendra. C’est la première fois que nous agissons ainsi mais l’enjeu est essentiel. Nous voulons également que soient revus les critères d’évaluation chiffrée des missions locales. »

Gouverner à distance…

Analysant l’évolution de la politique de la ville, Renault Epstein considère que l’État gouverne à distance et annonce une aussi subtile qu’efficace  reprise en main des politiques publiques en plaçant les collectivités face à des choix contraints, de pseudo-choix : « Tout se passe comme si l’Etat n’avait plus besoin d’être présent dans le local pour y agir. Au contraire, il organise son retrait des territoires pour les gouverner à distance. Cette prise de distance permet au pouvoir central de se protéger de l’emprise des pouvoirs locaux, qui restreignent ses marges de manœuvre. {…} Tout comme la politique de la ville a servi de modèle pour le gouvernement négocié des territoires dans la période allant d’une décentralisation à l’autre, on fait ici l’hypothèse que la politique de rénovation urbaine annonce l’émergence d’un nouveau modèle néo-libéral de gouvernement à distance des territoires, appelé à s’étendre au-delà des seules opérations de démolition menées dans les quartiers de grands ensembles. {…} Le modèle qui s’ébauche est donc caractérisé par un mouvement de retrait de l’Etat, qui s’extrait des territoires pour mieux les gouverner à distance. Ce retrait  {…} correspond donc à une recherche de restauration de l’autorité politique centrale, à la fois sur les administrations et sur les élus locaux. Mais cette autorité ne passe plus par la hiérarchie, ni même par la négociation. Plus sûrement, elle s’appuie sur de nouvelles technologies de gouvernement, organisant à distance les stratégies librement développées par les acteurs locaux. »

Ce gouvernement à distance, qui parfois peut prendre la forme plus d’un chantage que d’une négociation, semble toutefois atteindre ses limites :  à trop tirer sur la corde… Les huit missions locales grenobloises font en tout cas une démonstration polémologique qui se résume par l’adage « L’union fait la force ». Et si de huit cela passait à cinq cents ? On peut certes rêver mais, face aux coups de boutoir de l’approche strictement sectorielle, l’approche globale, c’est-à-dire l’indissociabilité de l’économique et du social, n’a-t-elle pas besoin de souffle et de solidarité, de rêve et de détermination ?

 

(1) Renaud Epstein, « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, n°11, 2005.

Miser n’est pas jouer

Publié: décembre 21, 2008 dans 1

« Échec et maths » suscite des commentaires et c’est tant mieux. La partie continue et ce n’est donc pas « échec et mat ». Erreur d’appréciation.

Gagner moins…

Une première réaction de Joël… en désaccord avec l’article sur les maths financières… J’avoue mon ignorance (crasse), ne connaissant pas Jacques Saphir. Pas plus d’ailleurs que les maths appliquées à la finance. Ce qu’a écrit Denis Guedj, par contre, ainsi que ce que j’ai entendu à France Culture me sont apparus frappés à l’aune du bon sens (pas le sens commun) ainsi qu’animés d’une juste colère, et je ne pense pas que rechercher des responsabilités du côté des apprentis-sorciers (et également cupides) exonère du coup de mettre en cause le système. Toutes proportions gardées (encore que la crise financière va assassiner plus d’un « petit », très étranger aux capitaux économiques et symboliques dont jouissaient ces « experts » – 1), mettre en cause les acteurs des génocides n’exclut pas de dénoncer l’idéologie qui a permis les exactions dont les bras armés aiment se présenter comme simples exécutants d’un système pervers, parfois même victimes : on le voit avec le Rwanda, on l’a vu au procès de Nuremberg où des Rudolph Hess et Hermann Göring ont ainsi tenté pitoyablement de plaider leur cause… en fait de sauver leur peau. Ces traders et autres, si intelligents qu’ils en sont labellisés à vie, avaient les moyens de mesurer les risques qu’ils faisaient prendre aux autres et, s’ils avaient eu ne serait qu’un peu de conscience (celle sans laquelle inéluctablement il y a faillite de l’âme), ils auraient pu ne pas participer à ce « système ». Quitte à aller travailler ailleurs (dans le BTP, comme il en est question dans la seconde contribution). Mais sans doute gagner moins. Là est sans doute la raison aussi discriminante qu’inavouable.

Joël : pas d’accord…

« J’interviens en tant qu’ingénieur en maths appliquées (pas dans la finance néanmoins). Tout d’abord, pour ce qui est de l’opposition entre maths fondamentales et maths appli, je me permets de tout nier en bloc : les maths financières et appliquées en général font appel à la recherche fondamentale et la recherche fondamentale fait appel à plein de méchants ingénieurs capitalistes. On pourrait donner d’innombrables exemples d’études qui montrent que la frontière est ténue.

Pour ce qui est du reproche de ne pas avoir prévu la crise, c’était le rôle des économistes pas celui des matheux financiers. On pouvait lire sur Tropical Bear ou le blog de Paul Jorion de très bonnes analyses dans ce sens. Un modèle mathématique ne peut pas prédire la crise pour la raison suivante : quand un actif n’a pas cessé de grimper pendant cinq ans, il a plus de chance de monter que de diminuer. C’est vrai 99% du temps et c’est exactement ce que dit le modèle, ni plus ni moins.

Par ailleurs, ça m’énerve de vouloir à tous prix désigner des responsables, car j’ai l’impression que c’est un moyen de ne pas mettre en cause le système qui a permis la contraction des salaires à un tel point que seul le recours à des crédits accordés n’importe comment soutient la croissance. Je résume ici très mal les analyses de Jacques Sapir.

Désolé pour le pavé. Joël. »

Une affaire (de famille et) de socialisation…

Second article de Claude, ingénieur, qui, pour la petite histoire, est… mon frère cadet. Le « Pierre » dont il est question est donc… mon neveu (qui ne sera pas trader… mais vétérinaire, ouf !). OK pour la responsabilité générationnelle, celle des adultes, mais, pas plus que le système, elle n’exonère les acteurs directs. On a assurément raison de pousser le raisonnement et la critique à l’échelle d’un système qui produit autant d’effets pervers, comme le propose Joël, ou d’une génération adulte incapable de transmettre des valeurs de socialisation… cependant absoudre les acteurs directs reviendrait à sinon nier du moins à fortement limiter la liberté de conscience de l’individu. « On a le choix », me semble-t-il. Tiens, comme quoi, maths et philosophie se côtoient et s’interpénètrent. C’est plutôt bon signe.

Claude : conditionnement abusif des enfants…

« Bien ton initiative de parler des maths sur ton blog. Attention à ne pas opposer matheux et littéraires et réduire les matheux à des suppôts du capitalisme : il y en a qui résistent, je pourrais te donner des noms. Plus sérieusement, ce dont tu parles est rien moins qu’un « problème de société », c’est-à-dire quelque chose de grave. Combien d’enfants de mes amis, baignant dans une famille de scientifiques bardés de diplômes (de ceux que tu évoques), ont choisi (à l’insu de leur plein gré ?) la voie des écoles de commerce et se retrouvent aujourd’hui dans des salles de marché, alors qu’ils auraient pu contribuer à valoriser l’économie réelle et productive ? On leur a appris à confondre productivité et rentabilité. Sais-tu que l’Ecole des Ponts et Chaussées, celle qui théoriquement forme des ingénieurs aptes à construire des infrastructures dont on peut espérer qu’elles sont utiles à la communauté, possède une spécialisation « Finance » très réputée qui draine une partie des 1er de la classe ? Tu entres aux Ponts et tu finis trader ! J’ai la chance d’être dans une société où je suis entouré de « bons » polytechniciens, c’est-à-dire d’illuminés qui ont choisi de travailler dans le BTP plutôt que d’aller avec leurs petits copains dans la finance. Je dis « illuminés » juste en rapport avec la différence de salaire entre eux et leurs anciens collègues de promo : 1 à 3 ou 5 ! Et « illuminés » également parce qu’ils croient dans les valeurs de leur métier qu’ils exercent avec une grande honnêteté intellectuelle. Une question qui me turlupine, c’est pourquoi « l’élite » de la génération de nos enfants est-elle assez majoritairement (me semble-t-il) avec des idées conservatrices, des idées de frics, de pouvoir, etc… ? N’est-ce pas aussi de notre faute ? Un enfant ne peut-il pas réussir dans la vie sans que le mot « réussite » soit pour lui synonyme de « Club Méd », « marques », produits de conso labellisés… ? Deux anecdotes tirées de mon expérience personnelle : la fille d’un couple d’amis est brillante, elle lit énormément, elle s’intéresse à ce que l’on peut appeler « la culture », elle est informée, elle a pu voyager beaucoup, etc… ; elle est entrée à Sup de Co Paris cette année et, en octobre, elle me racontait que certains profs leur disaient qu’ils étaient là pour gagner plus tard beaucoup d’argent et que la meilleure façon c’était d’aller à Londres dans la finance (des visionnaires !) ! Autre anecdote : je parlais avec un ami de Pierre qui est entré également cette année à Sciences Po Paris ; il me disait que majoritairement ceux de sa promo étaient libéraux !

J’accuse notre génération de conditionnement abusif de ses enfants et d’avoir élevé le fric au rang de veau d’or ! »

 

(1) Dans l’importante littérature sur les dégâts du chômage, à lire Danièle Linhart, Perte d’emploi, perte de soi, 2003, Erès. 

Echec et maths…

Publié: décembre 21, 2008 dans 1

Matheux et littéraires…

Une fois n’est pas coutume : parler de mathématiques peut sembler étrange sur un tel blog, probablement plus parcouru de lecteurs littéraires que « matheux ». Le coupable, Denis Guedj, est mathématicien, professeur d’histoire des sciences et d’épistémologie à l’université Paris-VIII… et romancier, avec à son actif un best-seller (plus de 300 000 exemplaires traduits en n langues), Le théorème du perroquet. Denis Guedj a fait paraître dans Libération, le 10 décembre 2008, une tribune – mot d’humeur… qui m’avait échappé. Mais heureusement, vendredi, il était à la radio l’invité des Matins de France Culture et, là, il ne m’échappait plus. Puis, par la grâce des liens hypertextes, son article sous les yeux. Donc sous les vôtres.

Vaniteux gamins d’X…

Un propos décapant, de mise en cause de « ces jeunes golden génies de 23 ans, tout juste sortis de l’adolescence, pour qui les maths ne sont pas une connaissance, mais un instrument de puissance au service des puissants, jouent à la finance, au mieux dans une inconscience polissonne, au pire dans un cynisme condamnable… » De vaniteux gamins sortis d’X, de Centrale, etc. fiers de leurs équations aussi abscons qu’inutiles et meurtrières puisqu’elles se sont révélées incapables de prévoir le cataclysme financier qu’ils produisaient… en se servant au passage. Du coup, j’ai regardé une nouvelle fois un DVD, Violence des échanges en milieu tempéré (1), un œil sur Le Monde qui titrait à sa Une « 2009, année noire pour l’emploi en France » (20 décembre 2008).

Affrontement fatal entre la jeunesse et le pouvoir…

Ces gamins irresponsables font déjà partie de ce clan des « manipulateurs de symboles » (Reich – 2) qui, contrairement aux « Gens de peu » (3) s’en sortiront de toute façon. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », avertissait Rabelais… A la différence près que science sans conscience des uns est ruine des autres. Le tout est d’être du bon côté du manche. Et, s’il fallait coûte-que-coûte établir un lien entre le monde de la finance, la « crise » et ce qu’on en dit, et les jeunes qui piétinent devant le marché du travail… on pourrait s’interroger sur l’impact psychologique de ces dizaines et centaines de milliards subtilisés (…) ou injectés dans des Chrysler-GM-PSA etc. alors que pour 100 ou 200 euros des FAJ et autres FIPJ exigent une « conditionnalité » : recherche active d’emploi… Ce monde de l’illusion déconnecte le rapport entre le travail et sa rémunération. Gagner de l’argent, c’est désormais le subtiliser aux dépens des autres et jouer. Cependant, dès lors que l’on ne sort pas d’X ou que l’on n’est pas sélectionné pour tourner La Roue de la Fortune, que reste-t-il ? On comprend que, le voile de l’illusion déchiré, la révolte soit, moins qu’une perspective, une expression aussi nécessaire que désemparée ou désespérée. Encore Libération (20 décembre 2008 – 4) avec Denis Muzet, sociologue, président de l’Institut Médiascopie :  « La conviction qui s’exprime est celle d’un inéluctable affrontement. Ce qui est étonnant dans nos dernières enquêtes, c’est le choc des déterminations : celle du gouvernement, qui n’entend pas ralentir le rythme des réformes, et celle des citoyens, qui craignent toute brutalité. C’est le cas dans l’éducation. Les gens sont blessés par la crise et ils ne veulent pas que le pouvoir leur inflige de nouveaux maux. Le scénario grec est dans les esprits, le sentiment domine qu’on s’achemine vers un affrontement fatal entre la jeunesse et le pouvoir. »

Denis Guedj : « Ces mathématiques vendues aux financiers » (5)

« L’algèbre, la géométrie, les probabilités, la géométrie algébrique, je connais. Les mathématiques financières, connais pas. Est-ce une nouvelle branche des mathématiques ayant créé ses propres concepts, élaboré des théories nouvelles, produit des résultats inédits ? Ou bien est-ce une application particulière des mathématiques à un champ particulier ? C’est une application. Il n’y a pas de mathématiques financières, mais des mathématiques appliquées à la finance (MAF) ! Ces MAF, à quoi servent-elles ? Qui servent-elles ? Ce savoir, ces techniques mises en action dans les cabinets financiers, qu’apportent-ils à l’ensemble de la société ? En quoi servent-ils la majorité des citoyens ? En quoi améliorent-ils notre vie ?

Les applications des maths ont toujours revêtu un double aspect, bénéfique sur un flanc, nuisible sur un autre. Bénéfique, nuisible pour qui ? Mais pour la société, pour la masse des hommes ! Cela a été vrai jusqu’à l’apparition des MAF, pour la première fois, avec elles nous sommes confrontés à une utilisation des maths délibérément «engagée». Des maths stipendiées {utilisées à mauvais dessein} mises au service du seul profit et de la dictature des organismes financiers internationaux. A aucun moment et dans aucun de leurs aspects, les MAF n’ont été conçues pour apporter du mieux-être aux humbles, pour les armer contre les puissances financières. Tout au contraire, sortes de marchands d’armes, elles n’ont cessé de vendre leur savoir à ces dernières dans leurs prises de pouvoir sur notre vie. Serait-ce si éloigné de la réalité que de parler de mathématiques « vendues » aux financiers. Cornaqués par un quarteron de mathématiciens appliqués, aux carrières marquées du sceau de leur fascination pour le marché, ces jeunes golden génies de 23 ans, tout juste sortis de l’adolescence, pour qui les maths ne sont pas une connaissance, mais un instrument de puissance au service des puissants, jouent à la finance, au mieux dans une inconscience polissonne, au pire dans un cynisme condamnable. Abominablement ancrés dans le temps et dans le réel, pragmatiques maladifs à l’esprit stochastique {aléatoire}, ils ne cessent de jongler avec la durée, les retards, les avances, le virtuel, le potentiel, et ne parviennent qu’à produire un présent douloureux.

Michel Rocard, qui n’est pas connu pour ses opinions gauchistes, s’insurge contre ces « professeurs de maths qui enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu’ils font relève, sans qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité ». La dernière phrase est sans doute excessive. Les quants – c’est le nom qu’on leur donne {de « quantitatif » – 6} :  – ne seront pas traînés devant les tribunaux internationaux, il reste qu’ils doivent nous expliquer comment ils ont pu faillir à ce point. Comment ils ont été partie prenante de l’hybris financière et quelle part de responsabilités ils se reconnaissent dans la crise qu’ils ont contribué à déclencher, et dont les principales victimes seront les éléments les plus exposés du corps social. Les quants ne pointeront pas au chômage. On s’emploiera à ne pas permettre que soit esquivé un questionnement radical sur cet emploi des mathématiques dans la tourbe financière. Ce n’est pas ce genre d’utilisation tératologique {étude scientifique des malformations congénitales} qui rendra les maths aimables.

Certains chercheurs, par choix idéologique, intérêt financier, arrivisme, se sont délibérément installés dans le camp des puissants. Je regarde ces chercheurs comme des « ennemis », ils travaillent au malheur du plus grand nombre. Traders, quants, analystes, etc. agissent contre la démocratie en bandes organisées, minant toutes les institutions démocratiques qu’ils dépouillent peu à peu de leurs pouvoirs et de leur légitimité – n’est-ce pas là une définition du terrorisme ? Alors que des briseurs de caténaires sont incarcérés, ceux qui engloutissent la richesse du monde créé par le travail des hommes, continuent de concocter à l’abri de leurs bureaux de verre, de nouvelles machines infernales qui bientôt sèmeront malheur, désespoir, et haine. Que fait donc la cellule antiterroriste ? Gestion des risques, je me marre ! Il faut être gonflé pour affirmer que les MAF ont pour principal objet la gestion des risques. Voilà des experts haut de gamme, à l’intelligence brûlante, armés d’un nouveau savoir aux performances majeures, génies formés pour évaluer les risques et qui n’ont rien vu venir… Rien ! Circulez, y a rien à voir. Que voilà un savoir efficace et des experts compétents !

Les conseils d’université seraient bien inspirés d’attribuer plus de postes à la recherche fondamentale qu’aux enseignements financiers sous peine de voir leur établissement devenir des succursales de la Bourse et de Wall Street, comme l’est déjà la faculté de Paris-Dauphine. Comment ne pas parler de la diva des médias, Mme Karoui ? Grande prêtresse des MAF, encensée par le Wall Street Journal, sorte de Laure Manaudou de la finance, qui a osé proclamer : « Les mathématiques financières n’ont rien à voir avec la crise ! » Nous attendons bien sûr qu’en mathématicienne avertie elle nous en fournisse la démonstration. Ce n’est pas parce qu’elle et ses poussins n’ont rien vu de la crise qu’ils n’ont rien à voir avec elle ! Interrogée sur les produits dérivés, Mme Karoui, la même, offre cette réponse exquise : « Leur existence n’est pas absurde » ! En mathématicienne, elle utilise ce que l’on appelle la preuve d’existence par impossibilité de non-existence : les produits dérivés doivent exister puisqu’ils peuvent exister ! Rien sur leur nocivité ; ces gens-là ne font pas de politiques, ils se contentent d’être du côté du manche.

Pendant que l’admirable collectif Sauvons la recherche ne cesse de lutter pour une recherche décente, multipliant les actions pour dénoncer l’affligeante pénurie dans laquelle est plongée la recherche française, les crédits, les postes, les moyens ne cessent d’affluer vers les officines où se forment les teenagers aux obscènes émoluments : 100 000 à 150 000 euros par an (deux fois plus au bout de trois ans). Quand on sait le salaire dérisoire d’un doctorant, on ne peut qu’estimer les jeunes gens et les jeunes filles qui persévèrent dans la pratique des mathématiques libres, indépendantes des directives et des pressions des différents pouvoirs. « L’essence des mathématiques est la liberté », lançait Georg Cantor, le créateur de la théorie des ensembles et de la théorie des infinis. Une fête de l’esprit d’un côté, des mathématiques mercenaires de l’autre. »

 

(1) Film de Jean-Marc Moutout : un jeune consultant en organisation en charge d’un plan social (distribué par « Les Film du Losange »)

(2) Robert Reich L’Economie mondialisée, 1993, Dunod.

(3) Pierre Sansot, Les Gens de peu, 1992, PUF.

(4) http://www.liberation.fr/politiques/0101306878-2009-est-un-grand-trou-noir

(5) Entre parenthèses et en italiques, quelques traductions de notions peu communes…

(6) Sur le « métier de quant », on peut se reporter à Nicole El Karoui, Gilles Pagès, « Quel parcours scientifique en amont du Master 2 pour devenir Quant ? » : « Tout d’abord, le développement de produits dits « dérivés » (options, warrants, swaps…) s’appuyant sur des actifs « primaires » (on dit plutôt « sous-jacents ») tels que les actions, les taux de change, les obligations et les taux d’intérêt. Dans ce cadre, son rôle est crucial puisqu’il doit tout à la fois concevoir (ou sélectionner) une modélisation de l’actif sous-jacent, proposer des formules d’évaluation des produits en fonction des paramètres de marché (pricing), déterminer les stratégies de couverture permettant à l’émetteur (et plus généralement au vendeur) de se couvrir au jour le jour sur le marché de l’actif sous-jacent contre les risques induits par ses variations (hedging). Il participe souvent à la conception des produits dérivés eux-mêmes avec les autres acteurs: les tradeurs, les structureurs ou… les clients, essentiellement en tant qu’expert pour déterminer le niveau de « tractabilité » mathématique. » (http://www.maths-fi.com/devenirquant.asp ). On a le choix : en rire ou en pleurer.