Jeunes et entreprises : entre(et)prendre ensemble

Publié: janvier 22, 2010 dans 1

Ci-dessous une contribution pour le Centre des Jeunes Dirigeants à Lorient, le 21 janvier…

Jeunes et entreprises : cadre général introductif.

La question des jeunes et des entreprises fait problème, je dirais « par porosité et effets émergents », et de deux façons.

Première façon imputable à l’entreprise seule ou, du moins, à ce qu’on en montre. Si durant les années 80, elle fût portée au pinacle par Tapie et consorts, l’entreprise ne bénéficie plus d’un très grand crédit, la faute en incombant à certaines entreprises fortement médiatisées tant pour les gains qu’elles sont capables d’accumuler sur un principe de spéculation et non de production que sur le traitement qu’elles réservent à leurs salariés, inversement proportionnel à celui qu’elles accordent à leurs actionnaires. A TF1, les « patrons-voyous » gonflent plus l’audimat que le CJD.

Dans une récente tribune du Nouvel Observateur (1), Michel Rocard disait « En 1970, quand circule un dollar dans le monde pour les besoins de l’économie réelle, circule aussi un dollar pour les besoins de l’économie financière. Trente ans plus tard, c’est 1 pour 120 ! Une folie intégrale, des marchés virtuels sur lesquels on se met à faire fortune en toute déconnexion de l’économie réelle, quitte à la brutaliser. Les émeutes de la faim en Afrique en 2008 résultent de l’irruption des produits dérivés sur les marchés du blé ou du lait. Dans le même temps, ces produits permettent au système bancaire de ne plus se soucier de la solvabilité des emprunteurs, ce qui gonfle encore les liquidités virtuelles et la bulle spéculative. On prête absolument à tout-va au cri de : tout le monde propriétaire, tout le monde capitaliste, tout le monde boursicoteur et il n’y aura plus de lutte des classes. » Bien sûr, le chef d’entreprise d’une PME d’une zone industrielle lorientaise considèrera à juste titre que ce n’est pas justice que de l’assimiler aux patrons du CAC 40 mais, peut-on dire, « le mal est fait » dans les représentations et, pour peu que son entreprise soit de taille suffisamment grande pour adhérer au Medef, il doit d’une façon ou d’une autre assumer des déclarations selon lesquelles « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail ne le serait- il pas ? » (2)

Seconde façon imputable à la jeunesse ou, du moins, à ce qu’elle doit supporter. Celle-ci, depuis les années soixante-dix, a vu les représentations la concernant évoluer : de jeunesse – atout et dynamisme, elle est devenue jeunesse – problème. Trois adultes autour d’une voiture dans la rue, c’est une panne ; trois jeunes autour d’un cyclo, c’est un coup fourré. Bien involontairement, la jeunesse fait et est problème, d’ailleurs sans que généralement on se donne la peine de préciser s’il s’agit de problèmes posés à ou par la jeunesse.

Dans les deux perspectives, entreprise et jeunesse, la confusion des stéréotypes constitue le terreau de l’incommunicabilité, celle au mieux de l’ennui dont se meurent les parallèles, celle au pire du conflit qui, en s’atomisant de la lutte des classes en « lutte des places » (3), n’obéit plus à aucune règle et est marquée par l’imprévisibilité la plus totale.

Tentons de décrypter cette question en quatre temps. Tout d’abord, quelques données objectives sur ce que recouvre cette jeunesse. Puis prendre connaissance de ce que les enquêtes nous disent des représentations et attentes des jeunes vis-à-vis du travail dans les entreprises. Au troisième temps des difficultés des interactions entre jeunes et entreprises succèdera une tentative de synthèse posée en termes d’enjeux.

1. Jeunesse et jeunesses.

Sans doute la phrase la plus ressassée dès lors qu’il s’agit de jeunesse est celle de Pierre Bourdieu pour qui la jeunesse n’était « qu’un mot » (4). Autrement dit, derrière cette notion commune au singulier et (plus ou moins) pertinente compte-tenu de l’élasticité des frontières pour évoquer une période de vie, il faudrait, sauf à procéder par agrégation abusive  et dès lors que l’on parle de personnes, distinguer « des jeunesses » : il y a plus de points communs entre un jeune Sciences Po Paris et un administrateur civil quinquagénaire qu’entre le premier et un jeune qui « tient le mur », la casquette vissée en arrière dans une zone périurbaine sensible. Entre les deux « jeunes », la différence est celle des capitaux nécessaires pour réussir dans la vie : l’un en est doté et peut rejoindre les « manipulateurs de symboles » selon la terminologie de Reich (5) ; l’autre en est privé et trouvera sa place dans une mission locale. Ces capitaux, très mal répartis, sont symbolique (une bonne image de soi), économique (des moyens financiers), social (des relations) et culturel (une formation robuste). Quand on en dispose, on peut rejoindre au centre le cercle des insiders ; lorsqu’on en est dépourvu, on peut demeurer chez les outsiders dans les quartiers d’excentricité spatiale et sociale.

Il en est d’ailleurs de même pour « le monde de l’entreprise » qui recouvre des réalités allant de la micro-entreprise au coin de la rue « pizzas à domicile » à la multinationale sur tous les écrans « parcequejelevauxbien ». On peut toutefois, tant pour la jeunesse, comprise comme période de vie, que pour le monde de l’entreprise, trouver quelques grandes caractéristiques communes. Ainsi toute entreprise, petite ou grande, vit pour produire, vendre et dégager des bénéfices et, pour cela, elle doit trouver sa clientèle, elle doit garantir un produit ou un service répondant à un besoin ou créant une appétence, elle doit disposer d’une main d’œuvre fiable et compétente, elle doit investir dans l’innovation, même modeste, etc.

Qu’en est-il de la jeunesse… sachant que l’erreur anachronique et anthropocentrée serait de croire que celle-ci n’est que nous en plus jeune ? Déjà, en son temps, Rudyard Kipling précisait « petit d’homme » et non « petit homme »… Une descendance, pas une soustraction.

Quelques données… (6)

– Si l’on retient les classes d’âge de 15 à 24 ans, la France recense un peu plus de huit millions de jeunes, soit 12,5% de la population totale. En valeurs absolues, le nombre de jeunes progresse doucement mais l’augmentation de l’espérance de vie ainsi que le vieillissement des baby-boomers devenus des papy-crashers font que leur part dans l’ensemble de la population décroît. Cela saute aux yeux : si vous allez demain à Essaouira au Maroc, à Étang-Salé à la Réunion ou à Sainte-Luce en Martinique, vous n’y croiserez que des retraités alors qu’il y a trente ans vous y auriez rencontré des jeunes émules de Kerouac, sur la route entre Goa, Katmandou et Ibiza.

– Les jeunes ont un niveau de formation de plus en plus élevé : 32% des jeunes de 17 ans sont désormais en terminale générale ou technologique, soit 2,5 points de plus qu’en 2001-2002. Le taux de réussite au baccalauréat n’évolue par contre plus, 88%, et le taux de bacheliers dans une génération, après une progression très forte entre 1985 et 1995, demeure stable. Les consignes et l’autorité ne sont pas perçues de la même façon selon que l’on ait eu ou non le temps d’exercer son esprit critique à l’école. L’autorité non fondée sur la compétence est perçue, pour reprendre une expression de Gérard Mendel, comme « le masque de la violence » (7) et, comme telle, attise le conflit.

– Chaque année, 730 000 jeunes sortent du système de formation initiale, dont 10% sans diplôme : en 1981, c’était 220 000 jeunes, aujourd’hui 76 000 auxquels on peut ajouter ceux qui n’atteignent pas le niveau V (CAP-BEP), soit 58 000 jeunes. Au total, 18% des jeunes quittant chaque année le système de formation initiale peuvent être considérés comme non formés, ni qualifiés. Or, parmi les facteurs de risque d’entrée dans l’exclusion, le premier est la déqualification, c’est-à-dire l’écart entre les compétences disponibles chez la personne et les compétences exigibles par l’appareil productif (8). Le lieu de travail n’est pas qu’un lieu de production mais est aussi un espace de socialisation : ne pas y accéder, c’est ne pas se socialiser ou, du moins, se socialiser différemment. Ainsi, probablement, un problème majeur est-il le déficit de structure socialisante. Lors du plein emploi, le passage de l’école à l’usine était rapide, voire brutal : le vendredi en classe, le lundi à l’atelier. En début de semaine, le jeune était confronté au monde des adultes face auquel il disposait grosso modo de deux choix et stratégies : soit la reproduction en acceptant ses normes (dont l’appartenance de classe), soit la distinction en s’y opposant mais, dans ce cas, il fallait proposer d’autres normes ; dans les deux cas, se construisait un système adopté ou inventé-emprunté ailleurs de normes. Dès lors que les jeunes n’accèdent au travail qu’au compte-gouttes et que, précisément, la période de jeunesse, « socialisation secondaire », correspond à l’éloignement sinon matériel du moins psychologique de la famille, il ne reste plus pour se socialiser que les pairs… sans pères. Or, par définition, les pairs sont comme soi et ainsi on se socialise de façon endogène, on est dans l’entre-soi, dans la non-altérité. Rappelons le deuxième principe de thermodynamique selon lequel tout système refermé sur lui-même, qui ne communique pas avec son environnement, développe une tendance à l’entropie, c’est-à-dire à l’accroissement du désordre sur l’ordre, du désorganisé sur l’organisé (9). En astrophysique, cela s’appelle un trou noir ; en psychiatrie, l’autisme ; en ethnologie, l’endogamie et la consanguinité ; en sociologie, l’anomie (maladie sociale), depuis les émeutes suburbaines jusqu’à la consommation généralisée de psychotropes ou l’abrutissement par grattage de billets aux noms aussi infantilisants qu’imbéciles : grolo, tac-au-tac, morpion…. Panem et circences.

– L’évolution du revenu salarial net annuel moyen entre 2001 et 2006 a été pour l’ensemble de salariés de + 1,9% et pour les salariés de moins de 30 ans de – 3,5%. Durant cette période, les écarts entre riches et pauvres n’ont cessé d’augmenter (10).

– Le logement et ses charges représentent 27% des dépenses des ménages dont la personne de référence a moins de 25 ans contre 16,2% pour l’ensemble des ménages. 29% des 18-29 ans ne vivant pas chez leurs parents ont un logement trop petit, un jeune sur cinq a des découverts bancaires fréquents. Le logement est un problème majeur pour les jeunes, singulièrement dans les agglomérations attractives où le coût peut atteindre et même dépasser 50% des revenus.

– 29% des jeunes adhèrent à une association, taux le plus faible parmi toutes les classes d’âge et la même proportion vote systématiquement : c’est là également que la participation au scrutin est la plus faible. Si la majorité civile est à dix-huit ans, la majorité pénale peut être descendue à quatorze ans et la majorité politique comme la majorité professionnelle sont bien plus tardives. A 23 ans, le taux de syndicalisation est de 50% en Suède et proche de zéro en France.

– Le Centre d’Analyse Stratégique a publié en avril 2007 une note, « L’Assemblée nationale est-elle trop âgée ? », comparant l’âge moyen des représentants élus dans cinq pays européens (France, Allemagne, Espagne, Slovénie, Suède) : la France occupe la lanterne rouge avec 57,5 ans, soit dix ans de plus que la Suède. Ainsi, pour Louis Chauvel, « Les jeunes sont d’autant moins légitimes dans la sphère politique qu’étant hors de la sphère du travail, il leur manque une légitimité de fond. Comme ils chôment ou font des stages, on considère qu’ils n’ont pas à s’exprimer sur l’avenir de la société. Comme ils ont raté leur entrée dans le système, ils peuvent travailler dans des ONG, lancer des actions et des mouvements comme Jeudi noir ou Génération précaire, mais ils demeurent des outsiders de la politique réelle. Il ne leur reste que les domaines où la politique se fait sans moyens : au niveau local, dans les associations, sans véritables poids sur les décisions nationales. » (11)

– Quant au chômage, est-il utile de rappeler ce qui est connu de tous ? Depuis vingt-cinq ans, le taux de chômage des jeunes oscille aux alentours de 20% et aujourd’hui 16,6% des jeunes sont au chômage après trois ans passés sur le marché du travail. 50% des jeunes sans diplôme sont au chômage cinq ans après leur entrée sur le marché du travail.

Comme l’écrit la très respectable Académie des sciences morales et politiques dans un rapport de 2007 (12), La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse : « Une fracture entre les âges s’est ouverte au sein du monde du travail, comme si les jeunes – contraints pour la plupart d’évoluer d’emplois instables en emplois précaires – étaient voués à une longue « file d’attente » avant de pouvoir accéder à l’emploi protégé réservé aux 30-55 ans. » Il reste à savoir si, sous la double injonction de la flexibilité (pour le secteur marchand) et du « moins d’Etat, mieux d’Etat » (pour le secteur public), cette stabilité réservée aux 30-55 ans perdurera. Rien n’est moins sûr.

Hervé Sérieyx, friand de typologies, propose de ventiler les jeunes en quatre catégories (13) :

– Les « inclus » : bonnes études et des chances de s’intégrer normalement.

– Les « reclus » qui, avec un bagage mince, ont su cependant s’orienter vers des secteurs riches en emploi mais aux perspectives d’évolution faibles. De ce fait, ils risquent de se sentit vite enfermés dans des postes sans avenir.

– Les « perclus » qui ont des formations déphasées les conduisant à des impasses professionnelles et au déclassement : technicien de surface bac + 5 et polyglotte…

– Enfin les « exclus », éliminés du marché du travail et donc du jeu social. Ils ont le choix entre la dépression ou l’explosion.

Si, donc, il s’agissait de trouver quelque invariant permettant de parler de « jeunesse » au singulier, les difficultés pour s’insérer professionnellement constitueraient un bon indicateur. La grande différence entre la fin des Trente Glorieuses, début des Trente, Quarante ou plus Piteuses, est qu’en 1975 l’insertion concernait les 220 000 jeunes non-diplômés, non-qualifiés, et que désormais c’est toute une génération qui est en insertion, hormis les rentiers et les apprentis juristes impétrants à l’EPAD de la Défense.

A ceci, on peut ajouter sociologiquement que la jeunesse est une période de transition très plastique, aux contours mal définis : si auparavant, le passage de la jeunesse à l’adultéité s’opérait quasi-synchroniquement, en particulier pour les jeunes des classes populaires, avec le départ de la famille d’origine (la décohabitation), l’accès à l’emploi (l’indépendance économique) et l’installation du nouveau couple formé (la famille de procréation), aujourd’hui ces critères sont autant diachroniques que dans le désordre et le jeune peut quitter le domicile parental pour y revenir – la machine à laver étant un fort attracteur – avant de repartir. A vrai dire, la différence entre jeunesse et adultéité est la même qu’entre expérimentation et expérience : la jeunesse est l’âge des expérimentations multiples (cognitives, formatives, professionnelles, culturelles, affectives, sexuelles…) et l’adultéité est l’âge de la sédimentation de ces expérimentations en expérience ; comme on dit, « on tire les leçons de l’histoire », réussites et échecs, et l’on adapte ses rôles sociaux. Notons toutefois que, pour que des alluvions sédimentent, il faut une eau calme. Par analogie, rien n’est moins sûr que l’on puisse constituer en expérience des expérimentations tout en sautillant de missions d’intérim en périodes inactives puis en CDD. Ça tourbillonne, donc ça ne décante pas. Les chefs d’entreprise et managers avertis des démarches qualité se souviendront que « la roue de Deming » de l’innovation avance sur un axe pentu (signifiant l’effort) et que, pour que cette roue ne reparte pas en arrière, une cale symbolise la traçabilité et la mémoire. La discontinuité et le précariat ne permettent que très difficilement de constituer un actif. Ils mobilisent sur le temps présent et contraignent à l’urgence.

2. Représentations et attentes des jeunes vis-à-vis du travail dans l’entreprise.

Parlons de la valeur travail…

« C’est parce qu’on affronte trop souvent les réalités de demain avec les représentations mentales et les façons d’agir d’hier, qu’on voit surgir les problèmes insolubles d’aujourd’hui. » C’est avec cette phrase que le même Hervé Sérieyx commence un rapport du CJD intitulé Comment redonner de la valeur au travail ? Pour un management différencié (2006). « Redonner de la valeur au travail » signifie déductivement qu’il en a perdu… ce que le CJD reconnaît d’ailleurs immédiatement : « Le travail a donc pu être une valeur en soi à un moment de notre histoire de notre culture et de notre économie. Mais nos perceptions changent. Il est temps d’en prendre acte. {…} Le travail n’est plus une valeur, mais peut-il encore avoir de la valeur ? C’est plutôt en ces termes, nous semble-t-il, qu’il faut aborder le problème. » Affirmation radicale, courageuse, n’hésitant d’ailleurs pas à citer Dominique Méda qui récolta nombre de critiques – et des plus grands sociologues comme Robert Castel – lors de la publication de son ouvrage Le travail, une valeur en voie de disparition ? (14), pourtant avec un point d’interrogation. Je ne suis pas sûr que l’on puisse aussi rapidement décréter que le travail n’est plus une valeur. Je pense plutôt qu’il est devenu une valeur parmi d’autres et, si on l’apprécie en termes de temporalité, qu’il est désormais secondarisé vis-à-vis de ce qu’il était il y a à peine trente ans. Il est cependant vrai que le travail est plus porteur d’inquiétude que d’optimisme, le simple survol des titres de nombreux ouvrages le confirmant, depuis Le travail nous est compté (15), L’usine à chômeurs (16), Perte d’emploi perte de soi (17) et les points d’interrogation de Travailler pour être heureux ? (18) ou Travailler est-il (bien) naturel ? (19)

Lorsqu’en 2006, pour la revue Capital, le CSA interroge 642 jeunes échantillonnés en leur demandant d’accoler à chaque terme une connotation plutôt positive ou plutôt négative, c’est sur neuf items le travail qui recueille le plus d’opinions favorables, 83%, alors que « capitalisme » est la lanterne rouge avec 39%. Et lorsque, dans la même enquête, il leur demande « Quand tu penses à ton avenir, qu’est-ce qui te paraît le plus important ? », le tiercé de tête et dans l’ordre décroissant est « avoir un métier intéressant » (61%), « fonder une famille » (60%) et « Avoir un bon salaire » (47%), auquel succède « avoir des amis sur qui compter » (42%) et « habiter une région qui me plaît » (25%).

En fait, le rapport au travail répond à un adage et se conçoit selon trois perspectives.

– L’adage est « Fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis ». Ou, autrement formulé, le travail est d’autant plus important qu’on n’en est privé et d’autant plus secondarisé qu’on en dispose. Bien sûr, avec des nuances puisque l’on rencontre, dans le cas de ceux qui n’ont pas de travail, une stratégie visant à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à relativiser l’importance du travail et, dans le cas de ceux qui ont un travail, un investissement, une motivation et un engagement qui ne s’érodent pas avec le temps, voire s’amplifient : arrivé à un certain âge, on peut sans risques s’autoriser la radicalité, qui n’est donc pas une caractéristique exclusive de la jeunesse, et souvent la radicalité – étymologiquement « aller à la racine » – produit des acteurs engagés (20).

– Les trois perspectives sont complémentaires et même indissociables : on travaille pour gagner sa vie et c’est la dimension instrumentale ; on travaille pour appartenir à la communauté humaine, pour « être producteur et reproducteur de la société » aurait dit Pierre Bourdieu, et c’est la dimension sociale ; enfin on travaille pour s’accomplir, du moins dans l’idéal, c’est-à-dire en recherchant une cohérence entre « projet de vie » et « projet professionnel » pour reprendre un vocabulaire bien connu des missions locales, et c’est la dimension symbolique. Dès lors que les critères de recrutement des employeurs privilégient, comme c’est le cas, les savoirs comportementaux qui renvoient aux dimensions sociale et symbolique, n’y a-t-il pas une contradiction intrinsèque à n’offrir des contrats de travail minimalistes qui contraignent à se limiter, sauf déception garantie, à la dimension instrumentale ? Le métier est métastasé par le job.

4. Les difficultés entre jeunes et entreprises

Tentons à présent d’aborder un thème récurrent, les difficultés entre jeunes et entreprises…

On connaît l’adage, « un train qui arrive à l’heure n’est pas une information ». Il semble que le constat, assez largement sinon partagé du moins véhiculé, est qu’il y aurait un divorce entre jeunes et entreprises. Divorce ou séparation de corps… Dans les faits, les choses ne se passent pas exactement comme cela, la majorité de chaque cohorte de sortants du système de formation initiale trouvant à s’employer. Ça met du temps mais ça s’intègre progressivement… avec ce que l’on a vu de conditions difficiles, particulièrement économiques, qui sont des facteurs de démotivation (donc avec un risque de licenciement), de découragement (donc avec un risque de décrochage). On regarde donc – et c’est bien normal au titre de l’équité – du côté de celles et ceux qui piétinent dans ce qui fût appelé il y a bien longtemps « le labyrinthe de l’insertion » (21).

Deux grands problèmes sont cependant posés qui affectent la quasi-totalité des jeunes, à des degrés variables en particulier selon le niveau de formation puisque, c’est un invariant, plus le niveau est élevé, plus l’insertion professionnelle est, sinon aisée, du moins un peu moins lente.

Premier problème, le déclassement, c’est-à-dire des embauches de jeunes surqualifiés au regard des exigences « ordinaires » des emplois. Éric Maurin explique dans son ouvrage sur le déclassement (22) qu’« en 2008, parmi les jeunes sortis de l’école depuis moins de cinq ans, 47% des non-diplômés étaient au chômage contre à peine 7% des diplômés du supérieur (bac+2), soit un écart de 40 points jamais atteint encore par le passé. » Evidemment, ceux qui en pâtissent le plus sont les moins bien dotés puisqu’ils voient passer devant eux les mieux dotés. C’est ce qu’on appelle « la file d’attente » et l’on sait que, stationnant, c’est très désagréable de se voir doubler. Pour autant, ceux qui accèdent à l’emploi ne s’en tirent pas si bien puisqu’ils occupent des postes avec le sentiment, rapidement une amertume, de ne pas être reconnus à la hauteur de leurs efforts. Cela remet en cause le mythe méritocratique formulé simplement « travaille bien à l’école et tu auras un bon métier ». On met donc en place les conditions difficiles d’un rapport au travail : la valeur de ce dernier est relativisée, secondarisée… et je dirais fort heureusement ! Pourquoi ? Parce que, si la valeur travail était aussi centrale qu’elle le fût pour les générations précédentes, les jeunes ne pourraient être que malheureux : faisant de nécessité vertu, ils secondarisent le travail car, s’ils ne le faisaient pas, s’ils le considéraient toujours comme essentiel… ils seraient malheureux. Lorsqu’on est brestois – c’est mon cas – on aime la pluie car, si on ne l’aimait pas, on serait souvent malheureux. Il en est de même pour le travail : il vaut mieux ne pas trop aimer le travail si on n’y accède qu’épisodiquement et dans des conditions (qualité de l’emploi, rémunération, responsabilité…) médiocres.

Second problème, la précarisation. Grosso modo, huit embauches sur dix correspondent à des emplois à durée déterminée et tous ceux-ci, loin de là, ne se transforment pas en CDI ! Rappelons que les contrats à durée déterminée ont été crées à la fin des années 1970 comme un aménagement à la marge, notamment en faveur de l’emploi des jeunes, du modèle de protection de l’emploi hérité des Trente Glorieuses. Au début des années 1980, « un nouveau compromis social finit de se nouer, compartimentant la société en une petite hiérarchie de statuts très inégaux (CDI, CDD, intérim et chômage) face à l’avenir et ne laissant circuler entre eux que de très faibles courants de mobilité réelle, ascendante ou descendante. »(23)

En l’espace d’une génération, on a enterré le « compromis fordiste », productivité du salarié contre stabilité de l’emploi, pour un système dit « flexible » en fait chaotique dans lequel il est bien difficile de s’y retrouver… tant du côté des jeunes qui ne peuvent guère compter sur des revenus réguliers alors qu’ils ont évidemment comme tout à chacun des besoins (et même plus puisqu’ils doivent, comme on dit, « s’installer »), que du côté des employeurs qui ne peuvent guère plus compter sur des personnels stables donc fiables.

Peut-on se consoler en regardant nos voisins ? Dans une récente étude (24), la Commission européenne constate, sous le titre « La précarité pour lot quotidien », que « avant de s’installer et encore plus de faire des enfants, les jeunes européens doivent faire face à plus de difficultés que leurs aînés. {…} L’envie d’indépendance se heurte de plein fouet à une réalité économique difficile. Le taux de chômage des 15-24 ans en Europe atteint 18,9% début 2009 contre 14,9% un an auparavant. Près de 8% des moins de 30 ans sont incapables de s’offrir un repas avec viande, poisson ou poulet. {…} Au début de leur vie indépendante, les jeunes n’ont pas beaucoup d’économie. Ils en sont au début de leur carrière professionnelle et sont en bas de l’échelle des salaires. {…} Trouver un travail relève souvent du parcours du combattant. Les employeurs cherchent des salariés ayant une expérience, offrant aux jeunes des contrats souvent précaires. Près de 4 jeunes de 15-24 ans sur 10 en Europe occupent un emploi temporaire contre 2 sur 10 pour les 25-29 ans. {…} La plupart des jeunes déclarent ne pas trouver d’emploi permanent, quel que soit leur niveau d’étude. {…} Et, dans ce constat, la France figure parmi les plus mauvais élèves. Début 2009, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait 22,5%. Très loin derrière l’Allemagne (11%) et encore plus loin derrière le Danemark (9,5%). Les employeurs français semblent faire moins confiance aux jeunes que leurs homologues britanniques : en France, les contrats temporaires pour les 15-24 ans concernent plus de 50% d’entre eux contre 10% pour les Anglais. » « Les jeunes payent-ils le prix de la crise économique ? », se demande l’étude. A en croire les chiffres, il semblerait que oui.

Cela pose côté entreprises, en particulier aux PME, des problèmes, depuis la qualité de la production puisque l’expérience n’est quand même pas rien dans la compétence, jusqu’à la rencontre avec ceux que l’on appelle outre Atlantique les « serial workers », des professionnels recherchés qui font monter les enchères, des chasseurs de primes en quelque sorte. On est à ce moment très-très loin de la culture d’entreprise, de l’esprit d’équipe, du postulat « le tout supérieur à la somme des parties » que poursuit en théorie tout responsable des RH.

A ces deux grands problèmes, très largement abondés dans la littérature scientifique et dont les effets sont parfois dramatiques, il faudrait sans doute ajouter les représentations communes (compris comme sens commun) des acteurs économiques sur les jeunes : alors qu’ils privilégient pour les recrutements le niveau de diplôme (avec, comme on vient de le dire, la tentation du Bac + 5 polyglotte avec expérience à l’international pour un poste de caissière) et le « savoir-être », ils considèrent bien souvent que ce dernier n’est pas conforme aux exigences de l’entreprise : « les jeunes ceci, les jeunes cela… ils ne s’investissent pas… on ne peut pas compter sur eux… etc. » Regarder les jeunes comme ressources et atouts, non comme problèmes, c’est déjà faire la moitié du chemin… et il en est de même pour tout le monde : si vous pensez et dites que les fonctionnaires sont des fainéants, vous mettez en place les conditions d’une prophétie auto-réalisatrice ; si vous pensez et dites qu’ils sont animés par le sens du service public, vous obtiendrez une qualité de ce service… Bachelard dit « Le regard fait l’objet », que l’on peut traduire en « les individus se conforment à l’image que l’on se fait d’eux et qu’on leur renvoie. », ce qui a été très largement développé par la sociologie de la déviance (25). Si le regard fait l’objet, il fait aussi le Sujet car, si l’on veut que celui-ci soit impliqué, mobilisé, il est préférable de le considérer comme capable de l’être plutôt que l’inverse. Le considérer – en fait le juger – comme incapable, c’est mettre en place les conditions de cette prophétie auto-réalisatrice dont la conclusion est écrite à son prononcé : « J’en étais sûr. » Le problème est que, si l’on était sûr de l’échec, c’est cette certitude qui a encouragé l’échec.

5. Enjeux et perspectives.

La même Dominique Méda mais cette fois dans Qu’est-ce que la richesse ? (26) écrit qu’il faut « civiliser l’entreprise ». Devant l’ampleur de la tâche, j’avoue a minima un découragement, plus probablement un pessimisme car, si on trouve bien des chefs d’entreprises « civilisés », avant que le tout parvienne à être la somme de ces derniers, il y a fort à faire et long à parcourir…

Car force est de constater qu’hormis des chefs d’entreprise déjà convaincus et mobilisés, parfois un club d’entreprises, un groupement d’employeurs ou une chambre consulaire dynamique, l’impératif de l’intérêt général peine à être entendu (27), cède devant les contingences toujours perçues comme particulières et, même si nombreux sont ceux en mesure d’apporter à l’édifice du débat la pierre de tel succès de partenariat, de telle convention, etc. La surexposition de ces contre-exemples n’est cependant que l’illustration de leur – encore une fois relative – exceptionnalité. Derrière le bonzaï des bonnes pratiques, on trouve une forêt de réalités moins exemplaires dont on connaît les justifications : productivité, concurrence, nécessité d’un volant de contrats précaires pour absorber les variations de charge, intérimaires – variables d’ajustement, quand ce n’est pas, inavoué mais bien réel, les effets d’aubaine des emplois subventionnés par les pouvoirs publics. Il ne s’agit pas de nier ces contraintes et ces intérêts qui, effectivement, conduisent à délaisser le capital humain mais posons l’hypothèse que, s’il y a une conscience parfois éclairée, parfois diffuse, le plus souvent individuelle et épisodique, des risques sociétaux que fait courir une telle injustice, la somme de ces consciences ne suffit pas à faire le tout d’un changement radical.

La responsabilité sociale de l’entreprise, dont il est fait grand cas dans nombre de revues et d’ouvrages, n’est d’ailleurs pas que sociale et environnementale : elle est aussi économique, constituant avec cette dimension les trois branches du développement durable. Autrement dit, l’intérêt des entreprises est également (et même prioritairement si elles souhaitent le considérer comme tel) économique. Ainsi, dans ce registre économique, l’intérêt des entreprises est de s’inscrire dans une politique de juste rémunération, de démarche de reconnaissance de leur utilité sociale, de participation au développement du territoire… dont les habitants sont, souvent pour une très large part, leurs clients, ce que d’ailleurs pensait Henry Ford qui disait « un ouvrier bien payé est un excellent client. » Je me souviens d’une expérience de label « restaurant responsable socialement » dont l’effet sur le chiffre d’affaires des restaurateurs n’avait pas été virtuel. Nombre d’expériences pourraient ainsi être relatées, correspondant à une réelle (pas « guainoïsée ») « politique de civilisation » (28).

Cette responsabilité sociale des entreprises est d’autant moins un gadget que nombre d’entre elles, aux pyramides inversées, sont confrontées à des problèmes de transmission des savoir-faire, parfois de disparition pure et simple lorsqu’on pense au petit commerce et à l’artisanat en zone rurale. Elle est aussi une responsabilité générationnelle puisque les adultes ne peuvent laisser à vau-l’eau s’amplifier une situation critique pour la quasi-totalité de la jeunesse (mais pas qu’elle) qui, inévitablement, produira des explosions sociales venant des territoires d’excentricité spatiale et sociale qui diffuseront en répliques. La quasi-totalité des sociologues, politologues et observateurs s’accorde a minima pour constater une période de « pré-conflictualité ». Le seul avantage de ces explosions est l’émergence de besoins de main-d’oeuvre pour les emplois de vigiles.

Ceci implique cinq postures et pratiques concomitantes.

– Premièrement, comme indiqué, regarder la jeunesse comme atout et ressource, pas comme difficulté. Ce regard positif s’illustre par exemple par l’accueil des jeunes en entreprise : selon l’enquête 2008 de Jeunesse et Entreprise, l’association créée par Yvon Gattaz, les stages (pour 78%) et les forums (pour 65%) sont essentiels pour accéder à la connaissance des métiers porteurs d’emploi. Mais un sondage d’Opinion Way auprès de 854 jeunes de 18 à 29 ans révèle que, selon ceux-ci, les caractéristiques des entreprises sont en dernier rang de « donner leurs chances aux jeunes qui veulent travailler » (30% des répondants) et de « proposer des salaires motivants » (19%).(29)

– Deuxièmement, autoriser que les premiers pas dans l’entreprise soient ceux de l’apprentissage, de l’expérimentation et que le tutorat soit le plus systématiquement effectif : sauf exceptions à payer très cher, le salarié aux compétences totalement abouties et immédiatement disponible est une chimère, appartenant au mythe de la génération spontanée… Une autre enquête, cette fois d’IPSOS (30), indique que 86% des jeunes reconnaissent qu’ « être formés par un collègue beaucoup plus âgé permet d’acquérir une expérience et un savoir-faire inégalables, tout en étant moins stressé de faire une erreur ». 70% considèrent que « la différence d’âge n’entraîne pas de tensions » et 78% estiment qu’elle « n’empêche pas les jeunes de faire leurs preuves. »

– Troisièmement, manager intelligemment et développer une culture d’entreprise. Une enquête de la CFDT en 2003 auprès de 20 000 salariés révélait que le premier élément d’intérêt au travail était l’ambiance et l’esprit d’équipe. Toujours Sérieyx écrit justement « On découvre que ce sont moins les jeunes qui sont en cause quand nous sommes surpris par leur relatif ou leur faible engagement,  que la permanence dans nos propres entreprises  d’organisations vétustes, de modes de fonctionnement dépassés, de relations hiérarchiques d’un autre temps. » (31)

– Quatrièmement, la responsabilité sociale de l’entreprise appelle, je l’ai dit, que les conditions contractuelles, hormis exceptionnellement pour des travaux le justifiant par saisonnalité ou fluctuations imprévues du carnet de commandes, ne soient pas synonymes de précarité. Comment peut-on espérer que des jeunes à qui l’on propose des contrats précaires, avec le minimum conventionnel, s’investissent socialement et symboliquement ?(32) Inéluctablement, ils regarderont l’entreprise selon une seule perspective instrumentale et, de ce fait, considérant l’emploi comme un simple job et non comme un métier, le bel ouvrage fondra comme neige au soleil et il y a fort à parier que les coûts d’une productivité minimale ainsi que des non-qualités dépasseront – et de loin ! – ceux qu’appellent un tutorat, une formation, etc… Rappelons pour mémoire que, selon Edouard Balladur et en 1987, la non-qualité avait représenté en France plus d’un quart du budget national, soit 50 milliards d’euros. Plus récemment, le coût de la non-qualité a été estimé à 2 166 euros par salarié et par an (33).

– Enfin, cinquièmement, coopérer avec les intermédiaires de l’emploi qui, outre leur connaissance des jeunes et leur capacité à trouver the right man in the right place, disposent d’expertises mobilisables et aussi de ressources associées, via par exemple les réseaux de parrainage.

Conclusion.

L’enjeu de la réussite de cette complémentarité « jeunes – entreprises »  est à la fois banal… et vrai : les entreprises ont besoin d’une force de travail, intellectuelle et physique, elles ont besoin du dynamisme et de l’adaptabilité de la jeunesse ; comme toutes les organisations, elles sont aujourd’hui confrontées à des pyramides des âges inversées et à des risques d’hémorragie de la technicité et du savoir-faire… D’un autre côté, les jeunes ont besoin d’être indépendants économiquement et – sans doute est-ce là un enjeu majeur – de construire leur identité sociale dont on voit mal comment elle pourrait se passer de s’appuyer sur l’exercice d’un travail. L’enjeu est donc multidimensionnel car il s’agit tout à fait concrètement de production (ce que fait toute entreprise : sans production, plus d’entreprise), de cohésion sociale sauf à entrer dans un système chaotique et conflictuel, de solidarité intergénérationnelle. Je crois que tout le monde est d’accord là-dessus mais reste la question du comment faire car on ne peut continuer en se basant sur le postulat de l’agrégation des bonnes volontés ou des prises de conscience individuelles !

On change parce qu’on est convaincu, parce qu’on y a intérêt ou parce qu’on y est contraint. Il existe des employeurs convaincus, par exemple ceux qu’on trouve au CJD. Il existe des employeurs qui ont compris leur intérêt et ont une vraie politique de RH avec des recrutements de jeunes. Mais ces deux catégories ne sont pas suffisantes puisque, depuis plus de vingt-cinq ans, l’insertion est toujours une « galère », c’est-à-dire socialement une injustice. Il y a eu un « Grenelle de l’insertion » et c’est bien. Je crois cependant qu’au stade où l’on en est, de quasi-rupture, il en faut plus. Et cela renvoie à une question centrale pour l’avenir de nos sociétés : de quelle économie voulons-nous ? Je vous laisse le soin de la réponse… mais je dois vous avouer que la rapidité et, plus, l’accélération de la « question sociale » me laissent personnellement peu d’espoir : le 19 janvier 2010, à la Une du Monde, on pouvait lire « 600 000 chômeurs sans indemnités en 2010. Comment faire face à la précarité de l’emploi ? » Le même jour, dans le même quotidien mais en page 2, Gérard Courtois dans sa tribune écrivait « Tout continue pourtant à se passer comme si de rien n’était, ou presque. Au fil de quelques avatars, les grandes institutions financières s’apprêtent à annoncer d’excellents résultats 2009 et des bonus en conséquence pour leurs traders. » Et interroge « Comment ne pas comprendre que les 500 000 euros ou plus de prime sont tout simplement obscènes ? » En d’autres termes et quoique, face au défi du changement, les convaincus soient remarquables et les intéressés respectables, je crains que ce soit la contrainte qui soit déterminante. Une contrainte inattendue quoique prévisible.

Il reste cependant de l’espoir que j’ai puisé pour mon analyse du Rapport Schwartz (34) chez Edgar Morin dans ses « trois principes d’espérance dans la désespérance » qu’il propose pour « une ère écologique » (35).

« Le premier principe est celui de l’improbable. Qui sait si la dictature économique sur les finalités humaines ne franchira pas un seuil et ne bifurquera pas raisonnablement vers plus d’humanité. {…} Le deuxième principe est celui des « potentialités humaines non encore actualisées » qui repose sur la capacité des acteurs à s’organiser, non dans une perspective corporatiste mais dans celle d’une mutualisation et d’une émergence d’innovations sociales et d’argumentaires convaincants, robustes, transmissibles, communicables. {En fait, cette capacité correspond au passage de la conviction à la pédagogie, du convaincu au convanquant) Le troisième principe est celui de la métamorphose selon lequel « un système qui n’arrive pas à traiter ses problèmes vitaux, ou bien se désintègre, ou bien arrive à se métamorphoser en un métasystème plus riche, plus complexe, capable de traiter ses problèmes. »

Autrement dit, la marge est étroite, autant pour les piou-piou intermédiaires de la politique de l’emploi que pour les chefs d’entreprise honnêtes, ce qui n’est ni une antinomie, ni un pléonasme. Mais il y a une marge.

Et on ne peut que parier.

(1) « Comment je vois l’avenir », 24 décembre 2009.

(2) Figaro économie, 30 août 2005. J’ai posé cette question, lors d’un débat, au représentant départemental du Medef qui a esquivé la réponse par « Si vous ne faites pas la différence entre le « Baron » {Ernest-Antoine Sieillère, le précédent président} et Parisot, ce n’est pas la peine de discuter. » Outre que cela n’était pas une réponse à la question, lorsqu’on adhère à un mouvement, on assume et on se doit, me semble-t-il, à un devoir de loyauté.

(3) Vincent de Gaulejac, Isabel Taboada Léonetti, La lutte des places, 1994, Desclée de Brouwer, Hommes et Perspectives.

(4) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, 1984, Minuit.

(5) Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod.

(6) Données issus de Les chiffres-clés de la jeunesse, Haut-Commissariat à la Jeunesse, juin 2009.

(7) Exactement, «  L’autorité n’est que le masque mystifiant de la violence. », in G. Mendel, Pour décoloniser l’enfant, 1971, Payot. Gérard Mendel distingue sept « figures de l’autorité » : « autorité du contrat », chacune des parties étant liée par son propre consentement ; « autorité de l’expert », sur la base d’une compétence reconnue ; « autorité de l’arbitre », qui tranche un conflit ; « autorité du modèle », qui suscite l’admiration ; « autorité du leader », répondant à un double besoin : admirer et obéir ; enfin « autorité du roi-père », sans explication, sans discussion.

(8) Sachant que ces dernières sont déterminées par trois variables principales : l’évolution de la technologie, l’évolution des besoins des consommateurs ou usagers, l’état du marché du travail qui autorise une sélectivité plus ou moins exigeante selon que « l’armée de réserve » est plus ou moins copieuse.

(9) Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 1990, ESF Editeur.

(10) « En 2002, la moitié de la population reçoit à peine 30% de l’ensemble du revenu disponible, alors que 10% en touchent plus de 20% », Aude Lapinte, Alexandre Baclet, Pascal Chevalier, « Pauvreté et inégalités monétaires en 2002 », Onpes, Travaux 2005-2006.

(11) Louis Chauvel « Une génération sacrifiée », revue Partage n° 206, septembre-octobre 2009.

(12) Seuil, « L’histoire immédiate », avant-propos de Raymond Barre et de Pierre Messmer.

(13) Les jeunes et l’entreprise : des noces ambiguës, 2002, Eyrolles.

(14) 1995, Aubier

(15) (sous la dir.) Danièle Linhart et Aimée Moutet, Le travail nous est compté, 2005, La Découverte, collection « Recherches ».

(16) Béatrice Majnoni d’Intignano, L’usine à chômeurs, 1998, Plon, collection « Tribune libre ».

(17) Danièle Linhart (avec Barbara Rist et Estelle Durand), Perte d’emploi, perte de soi, 2003, Eres.

(18) Christian Baudelot, Michel Gollac, Travailler pour être heureux ? 2003, Fayard.

(19) Travailler est-il (bien) naturel ? Revue du MAUSS n° 18, deuxième semestre 2001, La Découverte – MAUSS.

(20) « Se réapproprier ce qui, dans le passé, n’a pas été réalisé et qui demeure comme mémoire de l’émancipation inachevée (l’idée de l’homme de XVIIIe siècle reste encore à réaliser dans la figure du citoyen libre et éduqué) ; faire éclater ce qui est réprimé dans le présent ; disjoindre et protéger la part d’humanité qui, malgré la dissolution du sujet, résiste à la marchandisation généralisée revient à restaurer le sens historique. Ainsi la pensée de l’avenir ne réside pas dans l’utopie mais bien dans un réalisme radical, conscient des rapports de force dans le réel, déterminé dans le refus et résolu à aller jusqu’au bout. » Sami Naïr, « Libéralisme, démocratie, avenir », in Edgar Morin et Sami Naïr, Une politique de civilisation, 1997, Arléa.

(21) Chantal Nicole-Drancourt, Le labyrinthe de l’insertion, 1991, La documentation Française.

(22) La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, 2009, Seuil, « La République des idées ». « Le déclassement est un drame pour ceux qui en sont les victimes, mais il reste rare. La crainte qu’il inspire est en revanche partagée par toute la société et en constitue, à bien des égards, un problème politique central. Chacun commence sa vie avec la peur de ne jamais trouver sa place, puis la finit avec la crainte de voir les protections chèrement acquises partir en fumée ou ne pouvoir être transmises aux enfants. Une telle société est particulièrement difficile à réformer, parce que toute réforme paraît léser une génération au profit d’une autre. »

(23) Éric Maurin, id.

(24) European Commission, Youth in Europe. A statiscal portrait. Eurostat , 2009, Statistial books.

(25) Howard S. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1985, Métailié.

(26) Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, 1999, Alto Aubier.

(27) Entendons-nous : il ne s’agit pas naïvement de croire que des entreprises mues par définition par l’intérêt privé se convertissent, pour reprendre un terme foulcaldien, « en vérité-foudre » à l’intérêt général ; il s’agit de (faire) comprendre que les intérêts privés dépendent de l’intérêt général au même titre que l’intérêt général peut, comme c’est le cas, être conduit à sa perte par les intérêts privés. « Principe hologrammatique », pour Edgar Morin (Introduction à la pensée complexe, 1990, ESF Editeur) qu’exprimait il y a fort longtemps Pascal : « Je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties et je ne peux concevoir les parties sans concevoir le tout. »

(28) Une politique de civilisation, op. cit.

(29) Sondage pour Altran et L’usine nouvelle, 2007.

(30) Sondage pour la CGPME et Planète PME, avril 2005 (603 jeunes et 622 seniors).

(31) Hervé Sérieyx, « Un refus des schémas anciens : travailler, oui, mais pas à n’importe quel prix ! », Personnel n° 489, mai 2008.

(32) « La nouvelle génération a grandi dans une vision d’un marché du travail instable ; elle a intégré le fait que l’entreprise ne donne plus de garanties véritables à long terme, et même à courte échéance, et que, par conséquent, il n’y a pas lieu à hésiter à changer d’employeur lorsqu’une opportunité se présente, l’attachement ancien à son entreprise n’étant de fait plus guère possible, sauf cas particuliers. » Gérard Regnault, Les mal-aimés en entreprise : jeunes et seniors, 2009, L’Harmattan, « Logiques sociales ».

(33) http://manage2quality.files.wordpress.com/2009/05/art21.pdf

(34) Philippe Labbé, « Bien sous tout rapport » in Bertrand Schwartz, Philippe Labbé et ANDML, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes. 1981 : naissance de l’insertion, 2007, « Les panseurs sociaux », Apogée.

(35) Edgar Morin, L’an I de l’ère écologique et dialogue avec Nicolas Hulot, 2007, éditions Taillandier.

commentaires
  1. Didier Chimento dit :

    Bonjour,
    Merci pour ce document, je l’ai survolé mais je me suis plus attardé sur les intérêts à Agir des entreprises et la RSE …. Évidemment je suis d’accord avec toi mais l’une des plus fortes complexités est de prouver le business case c’est-à-dire le gain qu’une action « sociale » ou RSE ou Développement Durable ou que sais-je, apporte réellement (ce calcul est d’autant plus difficile que l’on veut traduire des impacts en mesure équivalente à des mesures financières, de productivité) A ma connaissance, aucune étude n’a réussi à convaincre alors qu’il s’agit d’une évidence et de bon sens (voir l’entreprise plus qu’un moyen, la non qualité, l’investissement, …. mais qui demande réciprocité, équité, reconnaissance, etc. de la part des entreprises bref autant d’actions pour le moins éloignées des pratiques managériales).

    LE CJD est, fort à propos, sur cette thématique, intéressant avec le travail qu’ils ont réalisé sur la performance globale où ils ont cherché justement à préciser les gains et les moteurs de l’action RSE dans leurs entreprises, c’est également l’esprit de SD 21000 mais on ne peut pas dire que cette pro activité de la part des « cadres » du CJD se soit réellement traduite dans les pratiques de leur entreprise, ce travail de conviction n’est pas encore abouti.

    De plus, une méfiance naturelle et justifiée se porte sur ces actions dans le sens où elles sont accusées (et malheureusement, souvent à juste titre) d’être un support marketing, de communication. Méfiance dont, je crois me souvenir, tu as fait preuve lors de ma diffusion à Geste de l’Accord Cadre Internationale RSE d’EDF…

    La difficulté, est comme tu l’as souligné, de faire comprendre l’essence économique de la RSE et le Développement Durable. Et oui, à mon sens, l’intérêt de l’entreprise n’est pas d’être responsable pour se déclarer citoyenne mais en quoi l’expression de leur engagement social et environnemental est un facteur de développement (ou de maintien) économique, ce qui induit de faire face à une réelle expression d’une demande sociale et environnementale des différentes parties prenantes.

    Bien à toi

  2. VéroniqueA dit :

    Bonjour !
    Il y a une petite faute dans la 2nde illustration de ce texte : « seule fiche de paie que j’ai eue » : il manque un « e » à « eue ».

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