La crise dans Le Monde : diachronie. 3/3

Publié: novembre 1, 2008 dans Au gré des lectures

19-20 octobre. Paul Virilio, « Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence » : « On dit que le temps c’est de l’argent. J’ajoute que la vitesse – la Bourse le prouve -, c’est le pouvoir. Nous sommes passés d’une accélération de l’histoire à une accélération du réel. C’est cela le progrès. Le progrès est un sacrifice consenti. {…} Nous vivons dans « l’instantanéisme ». {…} Le krach montre que la terre est trop petite pour le progrès, pour la vitesse de l’Histoire. D’où les accidents à répétition. Nous vivons dans la conviction que nous avions un passé et un futur. Or le passé ne passe pas, il est devenu monstrueux, au point que nous n’y faisons plus référence. Quant au futur, il est limité par la question écologique, la fin programmée des énergies naturelles, comme le pétrole. Il reste donc le présent à habiter. Mais l’écrivain Octavio Paz disait : « L’instant est inhabitable, comme le futur. » {…} Nous avons une obligation d’intelligence. {…}  Ce qui se joue est bien plus sophistiqué et grave. Nous sommes passés dans quelque chose d’une autre nature. Cette économie de la richesse est devenue une économie de la vitesse. » Paul Virilio, urbaniste et philosophe, est l’auteur de plusieurs ouvrages parus chez Galilée sur la vitesse (Vitesse et politique, 1977), sur la guerre (Stratégie de la déception, 1999), sur les nouvelles technologies (La bombe informatique, 1998). Ca se lit bien, ce sont des ouvrages plutôt courts, bien ciselés. Fils d’un communiste italien réfugié en France, ami du philosophe Henri Lefebvre, il est le père de la « dromologie »  (de dromos, « vitesse », et logos, « discours »). Extrait de La bombe informatique : « Toute révolution politique est un drame, mais la révolution technique qui s’annonce est sans doute, plus qu’un drame, une tragédie de la connaissance, la confusion babélienne des savoirs individuels et collectifs.» (p. 121, en italiques dans le texte original).

20 octobre. Christian Morel, « Finance et sociologie ». Article didactique sur quelques enseignements de la sociologie des organisations. RAS. Christian Morel – que je ne connais pas – est sociologue, présenté comme ex-cadre dirigeant en entreprise et auteur de Les décisions absurdes – que je n’ai pas lu – paru chez Gallimard en 2004.

Le lendemain de cet article, le 21 octobre au Parlement européen, Nicolas Sarkosy répond à Martin Schultz qui préside le groupe socialiste : « Suis-je devenu socialiste ? Peut-être. » Effet Carla ?

Le surlendemain, 22 octobre, on apprend qu’alors que les PUF vendent en moyenne par mois une cinquantaine d’exemplaires du Capital de Karl Marx, 117 ont été écoulés en septembre et 150 devraient l’être en octobre. Ceci étant à l’opposé du spectre idéologique, Friedrich Hayek, un des principaux chantres du libéralisme économique, voit les ventes de La Route de la servitude progresser. Mais de façon moins significative. Tant mieux.

24 octobre. Ulrich Beck, « Penser la société du risque global » : « La généralisation des risques (variations climatiques, crise financière, terrorisme) instaure un état d’urgence illimité, qui transcende la sphère nationale pour devenir universel. » Ulrich Beck est philosophe et sociologue, auteur entre autres d’un ouvrage qui a rencontré un fort succès, La société du risque (2001, Aubier). Une citation : « Pour pouvoir survivre dans l’ancienne société industrielle, il fallait être apte à lutter contre la misère matérielle, à éviter la déchéance sociale. {…} Dans la société du risque, d’autres capacités indispensables à la survie viennent s’ajouter à cette capacité. Une importance cruciale est dévolue à l’aptitude à anticiper sur les dangers, à les supporter, à les gérer biographiquement et politiquement. » (p. 138, en italiques dans le texte original).

26-27 octobre. Jean-Michel Dumay, « L’anticipation ne fait plus rêver » : « La crise nous renvoie à nos pâles silhouettes de spectateurs de l’inévitable, prisonniers de processus pourtant ficelés par l’homme et néanmoins incontrôlables. {…} Fini donc le temps des scénarios prévisionnels, prospectifs ou encore projectifs… l’immédiateté génère un temps continu peu propice à la réflexion ; l’urgence pousse à des comportements stressés, stéréotypés, présentés comme sans alternative ; la soif d’innovation, productrice d’obsolescence, porte au futur immédiat plus qu’au long terme ; la simultanéité, le multitasking, comme norme à l’action, surcharge l’attention. C’est le triomphe du présent sans profondeur. Or… il faut pouvoir rêver le monde pour pouvoir y entrer. » Jean-Michel Dumay est journaliste au Monde (chronique en bas de la deuxième page, généralement très bonne). Ah, oui, multitasking : conduire plusieurs projets à la fois, comme le diraient nos cousins québécois.

28 octobre. Juan Somavia, « Il faut sauver l’économie réelle » : « Le nombre global de chômeurs pourrait augmenter de vingt millions d’ici à la fin 2009 – dépassant le seuil de 200 millions de chômeurs dans le monde pour la première fois dans l’Histoire. Les personnes qui travaillent dans la construction, l’automobile, la finance, les services et l’immobilier seront les premières touchées. {…} Aussi sombres que soient ces prévisions, il est à craindre qu’il s’agisse d’une sous-estimation si les effets du ralentissement économique et de la récession qui se profilent ne sont rapidement jugulés. {…} Nous subissons les spasmes d’un système financier qui a perdu le cap sur le plan éthique. » Juan Somavia est directeur général du Bureau international du travail (BIT).

Bonus…

Pour conclure cette revue de presse des articles du Monde d’octobre sur la crise, un peu d’humour avec l’incontournable Canard enchaîné du 29 octobre qui réussit particulièrement sa Une avec ce titre sur la relance des emplois aidés « Pour un plan emploi, c’est pauvre comme jobs ! » (1)

Deux jours plus tard, le 31 octobre, la couverture de Libération est moins jubilatoire : « Chômage, le pire est à venir ». Diagnostic sombre, pourtant réaliste et partagé par la quasi-totalité des contributeurs du Monde. Il faudra à Christine Lagarde l’appui d’un bataillon de communicants pour commenter chaque mois les chiffres du chômage. Alors que Xavier Bertrand déclare s’attendre à de mauvais chiffres « pendant des mois et des mois », Christine Lagarde adopte la « positive attitude » en parlant (sic) d’une « hausse contenue ». Comme l’écrit Le Canard enchaîné, « L’augmentation du chômage a baissé. »

Tout est affaire de mots. A faire de mots.

(1) Job, personnage biblique de l’Ancien Testament, était riche et heureux, père de dix enfants. Patatras, il vécut un krach d’origine divine : en l’espace d’une journée, fortune évanouie et enfants disparus. Pour couronner le tout, un ulcère purulent. Malgré ces calamités, il resta fidèle à Dieu et en fût récompensé : Yahvé lui restitua sa fortune et lui permît de recréer une famille de dix enfants (viagra…). Faut-il y voir une métaphore inspirée du beau temps après la tempête ? 

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